mercredi 7 octobre 2015

Partout où se décide notre sort, faire irruption.

C'est une image qui n'a pas fait le tour du monde. Des salariés montés sur la table  d'Air France, certains en jean, semblant chanter au mégaphone, tandis qu'un autre en cravate se prend en photo. Une image d'allégresse, de légèreté, un air de fête suspendu dans le temps, quelques secondes d'ivresse et de légèreté dans une éternité d'angoisse et d'humiliation, celle de la lourdeur du poids qui écrase les épaules, quand on apprend que demain , ou après-demain, on n'aura plus rien à la fin du mois,ou celui d'après.

Fouler le malheur aux pieds, car cette table là qu'est elle d'autre ? Pas une table de négociation, en tout cas. Quelle négociation y-a-t-il quand déjà dans la presse, depuis des jours, on annonce les chiffres des gens sur lesquels va tomber le couperet ? Bien malin l'observateur ignorant des us et coutumes de ce pays qui pourrait dire exactement le sens de ces séances où des messieurs fort bien mis viennent dire à quelques syndicalistes blancs comme linge, la nécessité du jour, dégager prestement un paquet de gens, puis regardent ennuyés leur montre,  pendant que les dits syndicalistes partagent leur temps de parole entre indignation sans effet et déjà, aménagements du pire. 

Alors faire irruption. Interrompre le huis clos, dire "nous sommes là et nous ne voulons pas". Avoir au coeur, au moins, le souvenir de ce moment là, gravé pour les moments où on  se sentira rien. 

D'un moment semblable,  d'abord le souvenir d'une petite étiquette MEDEF posée sur la table devant une chaise vide. C'était un jour de discussions sur l'intermittence et le chômage, dans une salle un peu rococo du Ministère de la Culture, à laquelle nous avions accédé comme dans un Fantomas, en courant sur une passerelle qui sortait de la Comédie Française,  enjambant le rebord d'une immense fenêtre pour atterrir sur un parquet ciré et grinçant. 

Le patronat était parti, car les organisateurs de la réunion, sages et expérimentés acteurs des aléas du dialogue social avaient prévu une sortie dérobée. Devant la fenêtre se tenait un homme, suant et rougeaud , engoncé et maladroit dans son costume bleu , disant " Mais vous ne pouvez pas". Des camarades le prenaient pour un vigile, il se déclara brusquement Ministre. 

Nous ne lui arrachâmes pas sa cravate , ni sa chemise. Pourquoi, je n'en sais rien, est-ce qu'on sait la goutte qui fait déborder le vase, quand on est le vase, dans lequel des arrogants déversent depuis longtemps misère et mépris ? Non, on ne sait pas, personne ne sait, ni les révolutionnaires , ni les Ministres, elle arrive où elle n'arrive pas, voilà tout, et voilà toute la nécessité des portes dérobées et des issues de secours, quand on a pour sot et triste métier de porter des coups à la vie des gens. 

A vrai dire, nous ne montâmes pas même sur la table. Nous étions saouls et un peu vacillants devant ce silence qui emplissait la grande salle, cet extraordinaire silence de celles et ceux qui avaient fait mine de dialoguer social. Nous étions saouls et heureux de le remplir de nos mots, les mêmes des tracts qu'ils ne lisent pas, des litanies d'angoisse avec lesquelles nous nous torturons les nuits d'insomnie, à découvert de nos vies rythmées par les sons du gouffre du découvert de la banque. 

Nous étions partout où se décide notre sort et où nous ne décidons jamais. 

Oh, c'était de la comédie et ça ne l'était pas. Notre sort n'allait pas changer par nos mots, virevoltants et désordres de tant de silences imposés. Ce n'était qu'une table, juste une table, et le pouvoir ne changea pas de mains par la magie de la Scène, ce n'est pas ainsi qu'on multiplie les pains pour ceux qui ont faim, ça c'est un long chemin.

C'était un moment de magie collective, voilà tout. De ceux qui permettent d'affronter ensuite bien des miroirs, tous ces matins où l'on pense qu'on ne maîtrisera jamais rien de sa vie, ballotée de galères en ennuis.

D'aucuns  diront que c'est un jeu dangereux contre la démocratie, un coupable égarement qui favorise tous les populismes. Sauf que c'est tout le contraire, faire irruption et décider de décider de ta vie, c'est déjà un peu le retour de la démocratie.

Parce que sinon....sinon, c'est le pouvoir qui présente ces comédies comme de la démocratie qui la détruit. L'absurdité consultative, "bonjour voilà nous allons bousiller 2900 vies, vous avez un avis, c'était intéressant merci, mais on va faire comme on a dit, c'est nous le patron ici" .

Faire irruption, reprendre décision, juste le contraire de l'abstention. Et non, le contraire de l'abstention, ce n'est pas forcément l'élection, c'est avant tout l'action et ça dérange toujours un peu les extrémistes de la représentation.

Alors le malheur foulé aux pieds par des salariés hilares, c'est une image dont on ne parlera guère. C'est l'autre qui a fait le tour du monde, celle du dirigeant molesté. Celle d'un homme humilié.

Je n'en ai pas encore parlé. Te plains pas, je n'en fais même pas un trophée, je n'en ai pas besoin pour la gloire du mouvement ouvrier. Qui est sourire et solidarité, la chemise déchirée, ça peut juste arriver.
Comme l'ouvrier pendu, le chômeur immolé, le petit cadre suicidé, qui ne font jamais causer, ou alors dans les brèves vite oubliées.

Une brève du désespoir, une chemise déchirée, un homme humilié. Comme il était pouvoir, le monde en a parlé. Mine de rien, ça rachète une dignité, d'autres n'ont droit qu'au silence où on les laisse crever.

Moi c'est d'eux et de nous dont je voulais parler, t'ignorer directeur, comme nous sommes ignorés. Le pouvoir, c'est aussi, au moins dans nos têtes, faire notre propre JT. Tourner la caméra vers les scènes dédaignées, refaire la bande-annonce, nos noms au générique, pas juste figurants les trois-quarts du temps, et une fois tous les ans, dans le rôle des méchants. 

Moi, c'est d'eux et de nous dont je voulais parler. De nos volcans d'espoir qui font éruption, sur les tables renversées.


mardi 1 septembre 2015

Qui suis-je pour donner l'asile ?

De la première expulsion que nos petites manifs n'avaient pas empêché, je ne me rappelle ni le nom de l'expulsé, ni même où il fut expulsé. 

Je me souviens seulement de mon élan brusquement coupé et de l'enthousiasme enfantin de la lutte qui se brise en mille morceaux. Je me souviens de m'être assise, lourde d'avoir pris conscience d'un coup, d'un seul, de l'Inégalité.

Tu crois que tu manifestes "ensemble". Que tu partages avec des humains venus d'ailleurs, la fraternité , tu crois qu'on se comprend tous et toutes mieux qu'avec tes voisins, ces connards, ensemble pour la liberté, tout ça. 

Et puis tu réalises que tu ne tombera jamais de l'autre côté du monde. Qu'on ne viendra jamais te chercher un matin, que tu ne sentiras pas les menottes se refermer sur tes poignets, que tu ne deviendras jamais un paquet dont on se débarrasse, qu'on jette de l'avion de l'autre côté du monde. Là Là où on mange à peine, là où on travaille tout le temps mais vraiment tout le temps, là où l'on est malade et où les hôpitaux sont vides de médicaments, là où il n'y a pas de crédits-conso et pas d'espoir que l'avenir soit mieux. Tout bêtement.

Tu n'es pas "ensemble", en manif, tu es à côté. Tes pieds sont solidement rivés de ce côté du monde, personne ne peut les en arracher, dans ta poche, quel que soit le nom inscrit, une carte d'identité, lourde de son pouvoir. Ils n'en ont pas. Eux, ils ont des critères à remplir. 

Tu comprendras peu à peu l'horreur de ce mot là. 

Critères, c'est une boite remplie de piques , étroite , où ils doivent absolument entrer, faute d'être rejeté dans le néant, de l'autre côté du monde. Depuis combien de temps je suis là, depuis combien de temps puis-je prouver que je suis là. De quelle guerre suis-je le rescapé, mon enfant-est il scolarisé, oui mais au CP, parce que la maternelle, ça compte pas. Ma maladie est elle assez grave pour en crever, je ne guérirai pas mais je pourrai rester. Verront-ils un mineur isolé ou un majeur en train de frauder ? Je suis pas erythréen, juste malien , bon de toute façon en ce moment, il paraît qu'ils ne prennent que les Syriens. Mais non, c'est une rumeur, j'en connais un de Syrien, et il a rien. 

Toutes ces questions toi jamais tu ne te les poseras, pour rester là. Alors ne leur pose pas. Fais attention. 

Parce qu'on les pose parfois sans vraiment les poser. Juste en allant à telle manif et pas à celle-là. Juste en s'émouvant pour celui-ci et pas pour celui-là. Juste en se croyant plein d'émoi, alors que c'est déjà la discrimination qu'on emploie. Juste en racontant LEUR histoire, des trémolos dans la voix, juste en choisissant cette histoire et pas celle là, celle de la guerre, mais pas celle de la misère ordinaire.

Le racisme, c'est aussi le nom de l'étranger à la mode. Oui, il y a des modes d'étrangers, tu vas l'apprendre à ses dépens. C'est comme ça que l'Etat gère ses étagères. Parce que tu comprends , l'Etat peut pas se permettre d'accueillir toute la misère du monde, alors il fait des piles immondes. La pile "gentils" doit impérativement être beaucoup plus petite que la pile "méchants", et tous les jours , des gens s'activent pour gérer les piles. 

Ta solidarité peut déranger les piles bien droites. Alors on l'oriente. Avec les images sur ton écran. Où plutôt celles qui n'y sont pas. On ne te parlera jamais , jamais, en même temps du travailleur qui a trimé dix ans et du réfugié qui a fui la guerre, et des enfants qui voudraient bien continuer l'école ici. Parce que si une pile s'élève, l'autre doit descendre, de l'autre côté du monde, avec un passage par le centre de rétention et la bouche scotchée dans l'avion.

L'actualité de l'étranger, c'est comme un télé-crochet mais on ne te met pas le casting, comme ça tu voteras pour le seul candidat temporaire de l'Etat. Ne vote pas. 

C'est facile à dire. On s'habitue vite à voter, même en essayant d'"aider". Passées les manifs , tu voudras faire plus. Un jour tu seras assis, derrière un bureau, pour les dossiers, pour "aider". Tu seras venu pour les "réfugiés", et puis t'auras devant toi un immigré, pas de la bonne nationalité. Un mec qui n'aura pas de guerre à te raconter. Juste son envie de bonheur qu'il n'osera pas formuler, car déjà vous n'êtes pas à égalité. 

Ce jour là, qui suis-je pour donner asile ? Si tu t'imagines que tu es là pour donner, et donc aussi pour refuser, alors tu seras devenu un petit morceau de barbelé avec sa pile à gérer. 

Oui, le mot est lâché. Mais tu sais, barbelé,  c'est vite intégré. Même si comme moi, tu es fille d'immigrés, tu as ta carte d'identité qui sécurise tes pieds. En face , ils sont légers, les sans-papiers, si faciles à ballotter, si faciles à expulser. 

Alors pense avec tes pieds, marche avec les sans-papiers. Contente-toi de les laisser lutter. Ne commence pas à trier, ne commence surtout pas à penser que tu as quelque chose à leur donner. Surtout pas l'asile. 

L'asile, ils l'ont conquis en venant jusqu'ici. Tu n'as rien fait du tout, ils n'existaient même pas dans ton monde du bon côté du monde, quand ils ont commencé leur marche. Tu vivais et eux ils saignaient sur tes frontières. Tu ne connaîtras jamais que les survivants. L'infime petite partie de la foule qui espère une vie, du mauvais côté des barbelés que tu n'as jamais eu à traverser pour avoir ta jolie carte d'identité. 

Ne pose pas de questions. Ne deviens pas un morceau de barbelé de la deuxième frontière. Car l'autre côté du monde est ici, et sa frontière s'appelle Critère. 

Les hommes naissent libres et égaux en droit, après ici, c'est toi qui décides. D'être un humain ou un trieur de piles à réduire. 

Tu n'as rien à donner, tu peux juste devenir, avec eux, quelqu'un d'humain. Souviens toi que c'est cela que tu es venu chercher, au fond, quelques humains, quelques mains auxquelles s'accrocher, avec qui rêver et marcher. C'est toi que tu es venu aider, parce que des images à la télé t'ont fait percevoir un tout petit morceau de la réalité, t'ont donné l'impression d'être un bout du barbelé par ta passivité. 

Tu es là, parce qu'à travers l'écran, un homme t'a regardé. Et que tu t'es vu derrière les barbelés, dans ses yeux, chantonnant avec insouciance du bon côté du monde, les pieds solidement rivés à ta carte d'identité. Et tu n'as plus pu le supporter, ce sentiment d'être un connard dans sa citadelle assiégée. 

Les papiers ou pas de papiers. Il n'y a que ce critère là à briser. En inventer d'autres, c'est déjà t'abriter derrière l'inégalité. C'est déjà mépriser, c'est déjà déshumaniser. 

Alors apprends à marcher, avec tous les sans-papiers. Et à chaque fois que tu voudras trier , conditionner ta solidarité, mets ta pain dans ta poche et touche ta carte d'identité. Ta vie du bon côté du monde, que personne ne te demande de justifier. Qui suis-je pour donner l'asile ? Un enfoiré, les amis de l'égalité se contentent de marcher et d'essayer de briser les barbelés pour que tout le monde puisse entrer.

dimanche 16 août 2015

Quand les poules auront des dents, nous sommes toutEs des putEs insoumises

«  Cela ne se compare pas ».

Litanie perpétuelle des tenants de l'abolition du travail sexuel , à qui tu parles des autres figures de l'emploi contemporain et de son corollaire, la précarité du non-emploi, la pauvreté.

Le corps malheureux et exploité réduit à une seule souffrance, les autres étant en contrepoint érigées en normalité supportable.

Avoir envie à peu près toute sa vie de manger autre chose. A chaque repas de bouffe discount, imaginer le goût du même produit en plus cher, celui que tu as convoité des yeux sur le rayon à la bonne hauteur pour le saisir . Te baisser pour prendre le mauvais, en désespoir de cause, répéter ce geste indéfiniment. Connaître le sens concret du mot fringale, étiré d'interminables après-midi : fringale de mets « ordinaires » sous d'autres cieux, à portée de main, mais pas de bourse. Fringale de sushis, de fruits frais, de viande pas écoeurante ou insipide.

Le corps qui s'use et s'effrite, vieillir, c'est autre chose, on peut bien vieillir comme un meuble de prix se patine au fil du temps, tandis que l'étagère bon marché s'effondre. L'usure du corps précaire est programmée par l'étroitesse du budget , et l'infinie des dégradations du quotidien: le terne est cette couleur qui t'envahit entière, celle de la fatigue, de la malbouffe, du stress accumulé, du quotidien enfermé.

Pathologies qui ne sont plus des maladies, sans quoi, flemmasse, tu pourrais te déclarer toujours en arrêt : le dos brisé des caissières, les yeux rougis et défaillants de l'emploi sous lumière artificielle, l'eczéma qui s'étend sur la peau rongée par les produits détersifs, les cernes qui ne partent plus du matin levé trop tôt après s'être couchée trop tard. La prise de poids, la perte de poids, toujours trop ou trop peu.

La femme pauvre se résigne plus vite à ne plus séduire. Non que nous soyons plus féministes que les autres, ou détachées de cette envie de la beauté physique. C'est juste que la séduction n'est qu'un accident , en général, dans la vie pauvre . D'aucunes déplorent être femmes-objets de consommation, d'autres plus nombreuses sont femmes-objets de production. La caissière aux yeux du client n'est pas grand-chose de plus que la caisse. La voix de la hot-line est un appendice de la hot-line, on l'aime la plus neutre possible, on s'irrite de tout accent, de toute intonation qui la personnalise. Longtemps, la féministe de gauche a fait mine de respecter la dame-pipi, aujourd'hui la précarité a rendu presque invisibles les femmes interchangeables qui immaculent les cuvettes, aussi dépersonnalisées que le fil de plastique qui se renouvelle en tirant la chasse.

Le sexe censé être épanoui si ton partenaire n'est pas un salaud. C'est faux. Il faudrait être égales devant le désir : après huit heures passées à évider des poissons, on n'a pas envie comme après une journée de travail intellectuel. Après un rendez-vous avec un conseiller Pôle Emploi qui nous reproche le vide de notre vie passée à chercher sans trouver, même un emploi dégradé, on peine à désirer, encore faudrait-il pouvoir oublier le regard qui nous a dit « Indésirable ».

Le sexe censé être épanoui s'il est enrichi. Lingerie jolie, jolie, dîner aux chandelles, ou renversement des rôles traditionnel, ah cet homme qui prépare d'exquis canapés, et des desserts suggestifs dans des verrines étincelantes. Féministes assumées qui CHOISISSENT de ne pas acheter de lingerie fine. Choisir de ne pas acheter de lingerie fine, accomplir cet exploit face à la société de consommation et apprendre à aimer son corps, comme elles disent. Mais si on ne peut pas choisir de ne pas acheter, que reste-t-il sinon de l'inachevé, toujours de l'inachevé et du contraint.

Mais quel rapport avec le travail du sexe.

Formulé autrement : «  qu'est ce que tu la ramènes ? ». Corps précaire et pauvre exclu du débat féministe au nom du GRAVE à combattre. Est-ce qu'on a le droit de trouver ça graveleux ?

CA. Ce colloque, femmes assises dans le public, conscientes d'être normales et sauvées, en face de la pécheresse aux stigmates. Cette ex-prostituée qu'une association « marraine » et «  protège ». La féministe dit « les femmes », l'ex-prostituée est réduite à un « je ». Un « je » descriptif : l'ex-prostituée ne théorise pas, elle détaille à l'infini, en mode micro, l'économie de son corps ravagé. Ne nous épargnez rien, nous sommes là pour ça, ne vous épargnez rien, la rédemption passe forcément par cet étalage de la souffrance . Vous devez répéter encore et encore et encore «  je suis détruite », pour espérer qu'on vous reconstruise.

Derrière l'ex-prostituée, la femme associative. Celle qui guidé la femme jusqu'à la parole rédemptrice, l'a « sorti » de la rue , de l'enfer, a choisi pour elles le moment de cette parole. Car les colloques abolitionnnistes sont exclusivement ou presque le lieu du témoignage de l'EX-prostituée. Suspendue dans cette condition d'EX, la seule digne d'intérêt. Le témoignage reste toujours très vague sur le présent réel de la personne, elle se « réinsère lentement », dit-on. En clair, elle galère comme des millions de chômeuses et précaires. La victoire des abolitionnistes, la voilà, le purgatoire des mauvaises femmes, et le quotidien des bonnes femmes en général de toute façon. Qui ne compte plus pour ce féminisme là.

Le grave ultime incarné par la prostitution est le paravent de l'insoutenable légèreté du féminisme dominant , auquel la femme précaire est contrainte de se soumettre en silence : campagne pour la disparition de « mademoiselle » dans les formulaires administratifs, on n'osera pas dire qu'on aurait mieux aimé campagne contre les contrôles de la CAF. Campagne contre la scandaleuse collection enfants de telle marque à 40 euros le petit chemisier rose. Nous c'est la Halle aux vêtements, le top de l'achat, la récup étant tout aussi fréquente, la collection 2002 de chez Tex, qui s'en préoccupe ? Happening en conseil d'administration, il n'y a que des hommes patrons....qui exploitent des femmes dans les étages inférieurs, plein de femmes, au delà de la parité, mais pas de happenings là bas, juste un communiqué annuel sur l'inégalité des salaires.

Trois ans que la gauche est au pouvoir, et les femmes pauvres n'auront rien gagné. Pas étonnant, car personne ne parle d'argent, à part les travailleuses du sexe en lutte. Et ça, c'est bon.

Retrouver du sens dans leurs mot. Le sens de nos vies abîmées. Elles, elles disent « tout a un prix ». Une banalité concrète. Elles font des syndicats, et elles veulent faire monter les enchères. Elles disent « personne ne m'aura pour RIEN ». Elles parlent retraites, salaires, allocations chômage , sécu.

Elles bousculent les lois du marché médiatique. Elles sont précaires invitées aux débats, pas exemple de la misère dans le reportage sur lequel les spécialistEs de la classe moyenne supérieure sont ensuite invitées à s'exprimer.

Ca fait chier les féministEs en place sur le plateau. Qui accusent : « vous n'êtes pas une vraie prostituée pauvre, Madame, vous parlez trop bien, vous avez fait des études, vous êtes syndiquée, vous êtes médiatisée ». Autrement dit « vous êtes comme moi, scandale ». En creux portrait de la femme précaire convenable, silencieuse sauf quand on lui dit de parler, ignorante, passive, invisibilisée.

Abolitionnistes, mon cul. La pratique féministe dominante perpétue le triste présent, celui de nos vies qui ne valent rien, de nos corps de pauvres de toute façon traités comme des marchandises, des marchandises à la valeur sans cesse revue à la baisse. Le corps licencié qui vaudra moins d'indemnités aux prud'hommes, le corps travailleur du dimanche qui sera moins payé et plus contraint, le corps chômé toujours moins nourri, parce qu' « assisté » à punir.

Tout cela ne génère que protestations molles, de convenance, l'énergie de la féministe est toute engloutie désormais dans la condamnation valorisante de la « prostitution ». Ca , ça fait débat et sens, ça fait de la place dans le journal, des sièges dans les débats télévisés, de l'écoute chez les Ministres qui ne reçoivent pas les ouvrières, avec ou sans papier.

Oui, mais vous n'êtes pas comparables, disent-elles. On est où au fait ? Dans une galerie d'entomologiste féministe, clouées et classées sur des planches poussiéreuses et immobiles. La cigale n'est pas la fourmi, nous dit l'abolitionniste, toute fière de sa fable.

Je ne suis pas Ajing , travailleuse du sexe  à Belleville, sans-papiers, qui raconte les tentatives de viol des clients.

Mais je peux être ce qu'elle devient, elle qui lutte avec ses collègues, elle qui brise la chape de silence qui étouffe son corps précairE, elle qui est Rose d'Acier, corps en mouvement, corps collectif de la lutte comme armure contre la honte , contre les coups, contre la peur.

Si elles peuvent, je peux. Faire force mes faiblesses, faire nombre pour faire sens. Le féminisme, ce n'est pas le centre qui vient aider la marge, c'est le dynamitage de la géographie dominante, ce n'est pas la bourgeoise qui tend la main à la pauvresse, c'est faire corps ensemble, pour briser les moules qui blessent et qui écorchent. Qui ouvre un chemin, et crache sur la route toute tracée de la pauvreté, est féministe, la pute insoumise l'est, la dame patronesse , aussi compatissante soit-elle ne l'est pas.

Toi, l'abolitionniste, tu viens avec ton moule, qui n'est même pas le tien, d'ailleurs, il vient de loin, de ces endroits où l'on enfermait les prostituées, les vagabonds, les mendiants «  pour leur apprendre un métier », bah non pas Reine de France, idiote, ouvrière ou domestique. Tu viens avec ton moule, et tu dis, c'est « toujours mieux que pute ». Mais pas aussi bien que journaliste à Elle, ou élue au Conseil Régional, ou Ministre, quand même. Mais c'est pas le débat, ça non plus, ça ne se compare pas, tout de même. Bah si c'est le débat, celui que tu ne veux pas, celui d'un ordre social qui réserve un certain ordre des choses à certaines, et que tu reproduis dans la lutte qui devrait le faire exploser. Les travailleuses du sexe qui disent « nous » sont suspectes à tes yeux, toi qui ne parles jamais qu'en disant « elles », toi qui prétends lutter pour les autres, normer le Mal pour leur bien.

Toi, tu diras que je succombe aux miroirs aux alouettes, précaire éblouie par un parapluie rouge, qui cache l'horreur du réel.

Le réel, ce sont ces femmes qui sont des Roses d'Acier, elles ont poussé dans la merde, mais elles s'envolent à l'assaut du ciel, ensemble. Quand je regarde la femme précaire dans ton miroir à toi, je n'y suis jamais que celle qui n'est pas tombée plus bas.

Mais je ne pense pas que je vais rester là, parce que ton féminisme , à force de renoncements implicites à décidé d'en rester là. Sur un perchoir confortable, occupée à remettre de l'ordre dans le poulailler, à décider quelle est la pire manière d'être plumée.

Quand les poules auront des dents, je suis libre.

lundi 10 août 2015

Tel Aviv Plage, indignation en scène.

Juillet fut le mois "Non à l'Arabe à la plage". Cette année, Morano n'eut pas besoin de poster des photos volées de femmes voilées, le roi d'Arabie Saoudite en personne vint en jet privé au secours des islamophobes en mal d'exutoire.

Dictateur corrompu et bourré de fric, le monarque ne fit que venir, comme tant d'autres dictateurs corrompus et bourrés de fric passer ses vacances dans un pays où ils sont tous traités avec les honneurs et les privatisations d'espace public que cela implique. Au moment où ce sinistre et sa cour étaient en France, notre président se congratulait avec le dictateur egyptien d'un petit marché d'armes de morts entre amis, dans une période où ce même dictateur condamne toute tête qui dépasse à être coupée. Cela n'a guère suscité l'ire des réseaux sociaux, car Sissi, il est vrai ne porte pas l'islam en bandoulière, c'est moins porteur. 

Août sera donc le mois "Non aux Juifs à la plage". Oui, aux Juifs, car c'est bien d'eux qu'il est question dans les innombrables saillies antisémites qui émaillent la Toile concernant la journée "Tel Aviv sur Seine" organisée par la Ville de Paris . Certes la gauche "antisioniste" a décrété, d'emblée et comme d'habitude, que l'antisémitisme violent devait être ignoré, au mieux, partagé, au pire, et qu'il serait scandaleux de placer le débat sur ce point, de détail, à propos de la "polémique" contre cette journée, qui bien entendu se placerait uniquement sur le terrain de la solidarité avec les "Palestiniens". ...laquelle passe bien évidemment par le boycott absolu et inconditionnel de toute initiative traitant les israëliens comme des êtres humains avec qui on échange culturellement. 

Ce n'en sont pas, des êtres humains, ce sont des monstres , contrairement à nous, les Français, défenseurs des Droits de l'Homme éternels et donc autorisés à faire la fête sur la plage. Pourtant si l'on y réfléchit un brin, on pourrait être indigné de la tenue de Paris Plage tout court, cette année: année où les corps noyés des migrants tués par nos frontières s'amassent sur nos plages européennes, tandis que certains survivants, dans un bidonville situé un peu plus loin sur la Seine, attendent une évacuation policière, dans le mépris le plus complet de leurs droits fondamentaux. 

Cette indécence là ne mobilise pas les foules, et même dans la partie de la gauche qu'elle mobilise, il ne viendrait à l'idée de personne d'appeler au boycott et à l'annulation intégrale de tous nos évènements culturels et festifs estivaux. 

D'ailleurs cela ne vient à l'idée de personne pour aucun autre partenariat culturel. On n'a jamais vu l'extrême-gauche indignée surveiller et dénoncer les innombrables initiatives parisiennes concernant tel ou tel pays et sa culture, bien malin qui saura dénombrer les derniers partenariats avec la Russie de Poutine, ou la Chine. Et pour cause, seuls quelques activistes font quelque chose dans ces cas là, et encore s'agit-il avant tout de donner une visibilité à la défense des droits humains dans ces pays, pas de décréter que tout évènement culturel les concernant devrait, en soi, être interdit. 

Est-ce à dire que Tel Aviv sur Seine ne devrait pas même être débattu ? Non évidemment. Il y a bien quelque chose de scandaleusement artificiel et fabriqué dans ces prétendus échanges culturels qui passent sous silence la réalité politique, pour donner une image de carte postale, plus ou moins intellectuelle de pays du monde, où l'oppression et la mort sont partie intégrante de la vie. Il y a quelque chose d'indécent et de grotesque à faire comme si la plage de Tel Aviv n'était pas cette année rouge du sang versé par les fascistes à la Gay Pride, rouge du sang versé par ces mêmes fascistes qui assassinent des enfants palestiniens. Rouge de la guerre de l'an dernier, et de ses morts. 

Rouge comme la plage de Paris, une ville où désormais les migrants meurent aussi, dans un pays où de Calais à Nice on tabasse les survivants, quand ils ne meurent pas en tentant de passer la frontière à Calais, à peu près une fois par semaine. Rouge de la honte d'un pays qui collabore avec les pires dictateurs. 

Face à cela, nous devrions exposer le rouge de la colère, qui est aussi partie intégrante de toutes les cultures. Colère des foules de Tel Aviv contre l'occupation et la guerre, contre un gouvernement d'extrême-droite et contre les milices racistes et homophobes. Colère des migrants qui ont survécu à la noyade et que nous pourrions relayer sur la plage de la capitale. 

Mais non. Seul Tel Aviv n'aurait pas droit à sa représentation de carte postale de l'été, et à une critique en actes qui cible une politique et non l'ensemble de ses habitants et de ses cultures. Car l'Etat le plus méchant du monde est Juif, et celui-là, sa méchanceté déteint sur tout, et notamment sur l'ensemble de ses habitants, quelles que soient leurs combats et leurs mobilisations. Sur ses cuisines, ses poètes et ses prolos, tous condamnés à l'opprobre généralisée. Et qu'on ne vienne pas nous parler de sa gauche, des fameux hypocrites, ceux là , qui croient se laver les mains du sang qui les recouvre avec des indignations feintes et mises en scène. On s'en branle des milliers de gens dans la rue à Tel Aviv ces derniers jours, c'est pas de marcher avec des pancartes qui va les exonérer de la culpabilité collective et éternelle. 

Non, ça ne marche pas pour eux, qui ne sont pas comme nous. Nous après avoir protesté vertement avec des pancartes et des hastags, on n'a pas besoin de songer au boycott intégral de nous même, ce serait complètement imbécile. Bah oui, on n'est pas Israëliens, donc même si on ne descend pas dans la rue quand la police tue un jeune Arabe, on n'a rien à nous dire , la morale , ça va cinq minutes, on a bien le droit de se distraire, c'est pas parce qu'on n'ira pas à la plage que les migrants vont arrêter de mourir. 

Nous, c'est bien simple, on est la gauche innocente par excellence. Pas besoin de nous laver les mains, elles sont propres de toute éternité. On est innocents même de ce qu'on provoque, du torrent de haine anti-arabe qui se déclenche quand nous n'attaquons QUE le chef d'Etat musulman qui vient sur nos plages et pas les autres. Du torrent de haine antisémite qui déferle quand nous ne remettons en cause qu'UN partenariat culturel parmi tant d'autres. 

Irresponsables, jamais coupables. Faut dire qu'on n'est pas seulement le pays des Droits de l'Homme, on est aussi celui de Molière et du théâtre, on sait mettre en scène nos préjugés et nos haines comme personne, et transformer , par la magie des décors, de putrides élans en magnifiques croisades.

jeudi 30 juillet 2015

Un Lion est mort ce soir.

Les lions sont arrivés sur la place de Paris. Et sur nos côtes aussi, Jean Pierre Pernaut l'a dit.
Ils sont si fatigués, si hâves et amaigris. Affaissés sur le sol, ils regardent ébahis, leur lieu d'arrivée, cet étrange pays. 

Mais les enfants déjà, leurs parents supplient. Aller voir ces lions qui ont l'air si gentil. Les parents indulgents en ont aussi envie. Les bras chargés de cadeaux , on se presse près des bêtes. On leur amène de l'eau, et puis on les caresse. Les pétitions circulent que fait le gouvernement ? Des hôtes aussi souffrants ont besoin d'un abri. Un accueil officiel , c'est la moindre des choses.

Les ministres s'empressent autour des pauvres fauves. On érige en toute hâte des tanières adaptées, on collecte à tout va de la viande congelée. Aux heures de grande écoute, ils racontent la savane, et les courses terribles pour fuir les braconniers. Et puis leurs pauvres frères, dont le sang a coulé. Et puis l'exil terrible, le désert traversé, et la mer déchaînée, et les lionceaux noyés.

Mais tout cela est bien loin, ils sont d'ici maintenant. Les enfants déjà connaissent leurs noms par coeur, Cecil et Ophélie, et puis Bébé Lucie. Les adultes ont promis, chasseur sera puni. On enverra là bas des soldats qui traqueront les assassins des lions. Et on rapatriera les lionceaux égarés, qui retrouveront leur mère, sur nos écrans de télé. 

Non, il n'y a pas de lions. Que des hommes fatigués, sur la Place de Paris. Et sur nos côtes aussi, Jean Pierre Pernaut l'a dit. Ils sont laids, ils sont sales, paraît, qu'ils ont la gale. Les enfants sont déçus, pas de parc aujourd'hui. Car tout est envahi, par ces hommes malpolis. Les parcs et puis les gares, quelles vacances de cauchemar.

Des pétitions circulent, que fait le gouvernement ? Qu'attend-il pour chasser ces odieux mécréants ? Les ministres s'empressent, beaucoup de murs se dressent. On expulse à tout va, déjà les revoilà.

Non pas qu'on soit méchants, mais il faut être prudents. Ces gens là sont si sales, et si peu ragoutants. Leurs récits sont si chiants, la mort, la faim, la guerre, tout ça est très banal, pas une raison quand même pour déranger nos bals.

Leur contes on n'en veut pas , on n'y est pas Gentils. Leurs récits terrifiants, qu'ils les gardent pour eux, si c'est pas bien chez eux, faut pas salir ici. Car on ne sait pas Madame, ce qu'ils peuvent propager, la misère et la peste, tout ça c'est contagieux. 

Et puis il faut tout de même être bien compliqué, pour venir jusqu'ici et se faire écraser. Ou électrocuter, on n'entend plus que ça. Ils seraient morts là bas, on ne les entendrait pas et qu'est ce que ça changerait ? Puisque ces gens là meurent, et qu'il faut bien s'y faire, autant qu'ils meurent chez eux.

Egoïste Madame ? Mais savez vous qu'ils vivent, juste à côté des lions ? Et qu'ils ne les soignent pas, et les admirent à peine. Quand nous pleins de compassion, pleurons avec passion, le fauve qui s'est éteint, Cecil le presqu'humain. 

L'Afrique est grande, Madame, et pleine de misère. On a bien le droit de choisir, qui nous voulons aimer, qui nous voulons sauver. Le lion est bien plus rare, il est bien plus précieux, que ces banals humains, qui sont bien trop nombreux. 

Je ne connais pas ton nom, l'homme de la Gare du Nord.Tu as tenté en vain de monter sur le train. Les journaux ne disent pas si tu es mort ou pas, juste électrocuté. Du lion , je connais tout et qu'il s'appelait Cecil. Cecil ne m'a rien fait, c'était une bête sensible. Mais on doit avoir peur, quand d'étranges  crocodiles pleurent  la mort de Cecil , et laissent mourir sans nom, un homme par semaine.

dimanche 26 juillet 2015

Un ulcère dans le désert

Une petite pointe blanche cerclée de rouge, si peu visible sur le coin du pied, cela ressemble souvent à cela un ulcère, pas forcément la grosse plaie qu'on s'imagine. Mais en dessous de cette petite pointe blanche, le mal est souvent profond, et la douleur qu'il occasionne est sans commune mesure avec sa taille. 
Dans ce coin où le grand âge est partout, les ulcères aux pieds et aux jambes des femmes sont aussi communs que le persil dans les jardins. Un commun pas facile à montrer.

Et pourtant il faut, aux infirmières chaque matin et chaque soir, pour les pansements. Dénuder ce pied dont on a honte, parce qu'il est sec et rugueux, qu'on ne peut pas le  baigner , seulement tamponner pour le laver quand même un peu. Dénuder cette jambe , souvent abîmée par les problèmes de circulation qui ont créé l'ulcère. 

Les plus jeunes pensent que la honte du corps moche disparaît avec l'âge , chez la femme. C'est tellement faux, s'y ajoute simplement la honte créée par les impatiences de celles et ceux qui ne comprennent plus la pudeur , puisque pour eux, de toute façon, il n'y a plus rien de désirable à montrer. 

S'y ajoute, ici, le corps malmené, maltraité involontairement. Par des infirmières infiniment patientes et professionnelles, mais à qui manque le temps. Elles parcourent à trois un cercle de vingt cinq kilomètres de diamètre, peuplé de hameaux et d'ulcères, et de sang à prélever, et de mille autres pathologies accumulées. Qu'il y ait dix ou quarante ulcères à soigner en trois heures, personne ne les soignera à leur place. Il faut alors faire vite, et arracher un peu la compresse collée, ne pas s'attarder à refaire une bande de contention un peu trop serrée. Mais le "un peu" au fil de la journée de la patiente sera beaucoup de gêne, d'inconfort s'ajoutant à la douleur. 

Le sable du désert médical irrite les ulcères déjà à vif. Le médecin, qui court le même cercle et les mêmes hameaux passera quand il pourra. Peut-être quand la pharmacie sera déjà fermée, le nouveau traitement attendra le lendemain. Le lendemain c'est loin, car qui dit nouveau , dit espoir, d'avaler avant la nuit, un cachet qui peut-être permettra le sommeil.

Il faudrait faire des examens plus approfondis, étudier les veines de la jambes, et peut-être trouver le point à problème qui provoque l'ulcère et le guérir plus vite.

Mais il faudrait aller à l'hôpital.

Ici l'hôpital est loin, presque cent kilomètres. Pas de spécialistes de ville.

L'hôpital est loin et il fait peur parce qu'il est loin. L'hôpital est ce bâtiment du grave, où l'ambulance t'amène , parce qu'un voyage en voiture sur une distance aussi longue  aggraverait les maux de ton grand âge, t'amène et te laisse seule à mille lieux d'un chez toi où tu as peur de ne pas retourner. Puisque tu ne peux plus repartir seule, tu es persuadée qu'on pourra te forcer à y rester. A y mourir. 

Nous, les plus jeunes, faisons mine de nous exaspérer et de rire devant cette peur de la mort que suscite l'idée du voyage à l'hôpital pour un "simple" examen. Nous savons que nous avons tort au fond, car oui, à 80 où 90 ans, la mort est un probable toujours présent.

Si l'hôpital n'était pas dans une lointaine contrée, si le "simple" examen avait l'apparence du simple et non d'une inquiétante équipée dans un véhicule orné d'une non moins inquiétante croix rouge vers une ville inconnue, nous pourrions convaincre la personne de le faire avec nos rires et nos douceurs .

Mais le vent qui hurle sur les déserts médicaux accroit l'angoisse des vieilles femmes et lorsque l'angoisse prend le contrôle, elle est ce Non à tout, qu'on dit acariâtre. Un mal aquariastre autrefois était un mal qui rendait fou. Un ulcère mal soigné, donc.

Alors des avancées de la science médicale, elles ne profitent guère, les femmes d'ici. Restent les soins infirmiers, et les prières pour que cela ne s'aggrave pas. Car il arrive bien sûr que les examens refusés et non faits aboutissent à un problème non-détecté qui aboutit à une hospitalisation en urgence.

Une femme, dans un hameau voisin,  a fini par avoir les doigts des pieds amputés, la circulation s'est définitivement bloquée, les plaies sur les jambes étaient le symptôme d'un autre mal. Mais après l'opération, folle de peur dans l'hôpital excentré, bien trop loin pour être visitée par ses amis, elle n'a pas suivi les soins jusqu'au bout, a signé une décharge pour être ramenée chez elle. 

Ses jambes sont fichues, maintenant, et les infirmières souffrent de ne pouvoir qu'atténuer la souffrance. 

Nous sommes en bonne santé, nous ne faisons pas attention à ces petits points blancs sur nos cartes, là où autrefois, il y avait un hôpital, un dermato, un rhumato, un radiologue. Ils créent pourtant un mal social en profondeur, un ulcère qui ronge les vies en toute discrétion, qui condamne des femmes à n'être que des corps en déshérence,  perclues de douleurs laides .

A ma grand-mère , à sa doctoresse, aux infirmières, à la vieille femme qui m'attend dans un miroir futur. 

vendredi 24 juillet 2015

Quart d'heure Beyonce ( et France Gall ), viens pas m'emmerder.

Hiver 97-98: le coup du siècle pour ce que les médias appellent l'"ultra-gauche" ou les "radicaux du mouvement des chômeurs", c'est un cortège qui passe du France Gall, "Résiste" qu'elle dit , la variéteuse.

C'est juste exactement ce qu'il fallait à ce moment là. Ca casse tous les clichés sur les anarchistes masqués, les petits bourgeois violents qui ont infiltré le mouvement et pillent les supermarchés en entraînant avec eux des "vrais chômeurs", ceux qui se contenteraient bien gentiment d'un ou deux packs de lait en plus par mois, si des "irresponsables" ne leur mettaient pas des rêves de saumon fumé dans la tête.

Ca casse tellement les clichés, que le SO de la CGT stupéfié ne nous casse même pas en deux quand on prend la tête du cortège. On a osé plus populo que "Je rêvais d'un autre monde", dépassés sur toute la ligne. 

C'est vrai que cette chanson est géniale. Que les paroles disent exactement ce moment du mouvement où des centaines de milliers de précaires ont envie de rejoindre occupations et manifs, de s'inventer un autre avenir, et surtout un autre présent, d'être des combattants de la justice sociale et pas seulement des victimes moches sur lesquelles les médias consentent à s'apitoyer une fois de temps en temps. Un moment de magie pure, d'osmose aussi avec ces étudiants qui se font chier, ces fils de bourges qui se rêvent en Kropotkine , et qui font aussi la force de la  gauche radicale, après tout.

Mais ce sont eux qui ont proposé France Gall pour la manif , pas moi ou n'importe quel autre prolette du mouvement. Parce que nous, évidemment on n'aurait pas osé. Nous , les issuEs de la prétendue culturelle misère prolétaire, qui avons connu les étoiles filantes de la pensée radicale parce que notre génération compte pas mal d'étudiants aussi, on ne propose rien, culturellement parlant, on essaie juste de pas faire d'impairs. De capter ce qui est subversif ou pas, et de pas l'ouvrir trop vite pour se taper les sourires condescendants ou juste un peu gênés des camarades fils de profs de fac ou de cadres. On se casse la tête à savoir ce qui distingue la remarque brillante sur Debord, de la citation trop ressassée qui nous classerait dans le minable "néo-situ". On croyait qu'aimer Noir Désir et les avoir vus à l'Elysée Montmartre, c'était le top de l'underground....non, mais franchement, déjà quand ça joue à l'Elysée Montmartre, c'est dead. 

On s'abreuve d'infos pour imiter encore et toujours. Quels peintres, quelles musiques, quelles sapes, est-ce qu'il faut être pour le revenu ou pour la gratuité, aimer les graffitis , ou pas parce que ce serait démago. Ecouter Satie ou faire mine de rejeter la culture bourgeoise ? Avouer qu'on adore Monet, ou parler de la momification de la subversion qu'incarne le musée capitaliste ? Les jupes, c'est sexiste ou c'est la preuve qu'on kiffe notre corps et qu'on fucke le regard des mâles ? D'ailleurs faut se déclarer féministe OU anti-sexiste ?

Alors , on ne risquait pas de proposer France Gall pour la manif, bien qu'on soit super heureuses, que quelqu'un ait dit ce qu'on ressent au fond de nous, nous qui sommes devenues un peu cocos ou un peu anars en prenant très au sérieux , gamins, les envole moi de Jean Jacques Goldman et les provocs de Madonna. 

Ceux qui proposent, dans notre vague bouillonnante de radicaux, comme dans d'autres sphères intellectuelles et politiques, ce sont ceux qui sont issus des classes supérieures, culturellement parlant. Et souvent des mecs, mais pas toujours. Et très souvent, pas des issus de l'immigration, sauf UN ou UNE, mais pas plus.

Ils proposent parce que chez eux, c'est "naturel" de donner son avis, de l'imposer. Naturel de penser que son avis est le bon, que sa réflexion est solidement étayée, et son goût bien assuré. Naturel de penser qu'on est apte à créer et innover. Naturel de penser que leurs actes et leurs préférences culturelles ou politiques ont évidemment le sens qu'ils veulent leur donner. Que l'interprétation qu'en feront les contradicteurs éventuels est erronée et montre leur inintelligence ou leur ringardise. 

Ca s'appelle le capital culturel des classes supérieures , et ce n'est pas seulement une question de quantité des connaissances, mais de qualité. Eux savent trier, et se sentent "naturellement" aptes à décréter comment on trie, le subversif du snob, l'affecté du sincère, le vulgaire du provocant, le conformiste du génialement populaire. Le génie de la boite de conserves d'Andy et le pathétique du cube exposé à côté, ils savent. 

Eux ne voient rien que de très simple à décréter que Noir Désir, c'est de la merde et que France Gall, just now, c'est brillant. Parce qu'évidemment, le mois prochain, ou dans un "contexte " autre ce sera peut-être de la merde. 

Aujourd'hui il y  autre chose que le regard racisé sur les corps de femmes, dans les déclarations de Lou Doillon contre Beyoncé, alors qu'elle même a posé nue de nombreuses fois.

Ce même classisme ordinaire: celui qui valorise le nu artistique en noir en blanc, des expos dans les galeries, faits par des photographes haute couture, et commenté avec des mots poètes par des gens bien comme il faut. Le nu des actrices un peu art et d'essai, que prolos et prolettes ne connaissent pas.
Et puis il y a le nu des chanteuses pop ou rap, celles qui font des pubs pour le vernis ou le gloss l'Oréal, celles qui sont adulées par les mômettes des classes populaires, celles qui font les pages de Voici, plutôt que celles des Inrocks.
Ce nu là est forcément vulgaire et rabaissant, puisque c'est de la culture pour prolos. Tout comme les codes vestimentaires des filles de banlieue sont toujours censés être le symbole de leur abaissement et de leur soumission au sexisme ambiant...jusqu'au jour où ils sont repris par un "grand " créateur et où on les trouve alors, tellement, tellement beaux dans leur second degré provocateur.

Comme une vieille chanson de France Gall peut brusquement passer du rang de "musique à papa trop nulle" à " pop détournée de manière exquise". 

Je ne sais pas si Beyoncé ou Lou Doillon incarnent un féminisme quelconque , mais si la seconde est considérée comme plus radical chic que la première quand elle se fout à poil, c'est aussi parce que les hommes qui la regardent n'ont pas le même statut social que ceux qui regardent Beyoncé.
C'est aussi, parce que si tu as le capital culturel pour commenter un nu avec les mots qu'il faut, tu ne seras pas un gros porc mais un esthète.

C'est aussi que si tu es une femme issue d'un certain milieu socio-culturel, tu peux te mettre à poil de la bonne manière, ou du moins de celle qui parlera à certaines autres femmes du même milieu, dont les voix comptent.

A vrai dire, tu peux aussi, dans une certaine mesure, le faire si tu t'appelles Beyoncé, qui n'en a strictement rien à foutre de ce que Lou aura dit, parce qu'elle aussi, peut décréter son féminisme comme ça lui chante.

Et même, d'autres femmes féministes avec du capital culturel, à commencer par moi ( qui en ai bavé pour plus juste imiter timidement ), pourront aussi trouver les mots pour décréter que Lou est vraiment la dernière des pommes oppressives , que ses nichons ne sont pas plus classement féministes  que les nôtres dans les pages d'un magazine,  parce qu'ils sont retouchés en noir et blanc et pas assortis d'un sous-tiffe fluo. 

Mais en attendant, des millions de filles grandissent là où on t'apprend que c'est pas toi qui donnes le la. Que t'as pas la bonne manière d'être sexy ET féministe, que les people que tu kiffes sont juste horriblement merdiques , jusqu'au jour où ceux qui savent décideront qu'elles sont cool. 

Alors , Lou, elle énerve avec ses manière de fille qui sait depuis toute petite comment on est belle ET rebelle. C'est même pas de sa faute, à vrai dire, mais c'est pas de la nôtre non plus , si en tant que femmes issues de l'immigration ET de la banlieue pauvre, on doit pousser une bonne gueulante devant ses propos , et lui dire que si, toutes les fesses se valent, si on peut les défendre ensemble, elle ne peut pas décréter la bonne manière féministe de les montrer. Les nus qu'on peut admirer et les nus qu'on doit mépriser, comme par hasard ceux de nanas qui nous ressemblent, même si c'est du marketing bien pensé, cette ressemblance superficielle, dans la sape, où la manière de danser qu'on aimerait justement avoir.

On a toutes droit à notre quart d'heure France Gall ou Beyoncé, sans que quiconque puisse faire une histoire du nôtre en profitant du sien.