« Cela ne se compare pas ».
Litanie perpétuelle des tenants de
l'abolition du travail sexuel , à qui tu parles des autres figures
de l'emploi contemporain et de son corollaire, la précarité du
non-emploi, la pauvreté.
Le corps malheureux et exploité réduit
à une seule souffrance, les autres étant en contrepoint érigées
en normalité supportable.
Avoir envie à peu près toute sa vie
de manger autre chose. A chaque repas de bouffe discount, imaginer le
goût du même produit en plus cher, celui que tu as convoité des
yeux sur le rayon à la bonne hauteur pour le saisir . Te
baisser pour prendre le mauvais, en désespoir de cause, répéter ce
geste indéfiniment. Connaître le sens concret du mot fringale,
étiré d'interminables après-midi : fringale de mets
« ordinaires » sous d'autres cieux, à portée de main,
mais pas de bourse. Fringale de sushis, de fruits frais, de viande
pas écoeurante ou insipide.
Le corps qui s'use et s'effrite,
vieillir, c'est autre chose, on peut bien vieillir comme un meuble de
prix se patine au fil du temps, tandis que l'étagère bon marché
s'effondre. L'usure du corps précaire est programmée par
l'étroitesse du budget , et l'infinie des dégradations du
quotidien: le terne est cette couleur qui t'envahit entière, celle
de la fatigue, de la malbouffe, du stress accumulé, du quotidien
enfermé.
Pathologies qui ne sont plus des
maladies, sans quoi, flemmasse, tu pourrais te déclarer toujours en
arrêt : le dos brisé des caissières, les yeux rougis et
défaillants de l'emploi sous lumière artificielle, l'eczéma qui
s'étend sur la peau rongée par les produits détersifs, les cernes
qui ne partent plus du matin levé trop tôt après s'être couchée
trop tard. La prise de poids, la perte de poids, toujours trop ou
trop peu.
La femme pauvre se résigne plus vite à
ne plus séduire. Non que nous soyons plus féministes que les
autres, ou détachées de cette envie de la beauté physique. C'est
juste que la séduction n'est qu'un accident , en général, dans la
vie pauvre . D'aucunes déplorent être femmes-objets de
consommation, d'autres plus nombreuses sont femmes-objets de
production. La caissière aux yeux du client n'est pas grand-chose de
plus que la caisse. La voix de la hot-line est un appendice de la
hot-line, on l'aime la plus neutre possible, on s'irrite de tout
accent, de toute intonation qui la personnalise. Longtemps, la
féministe de gauche a fait mine de respecter la dame-pipi,
aujourd'hui la précarité a rendu presque invisibles les femmes
interchangeables qui immaculent les cuvettes, aussi dépersonnalisées
que le fil de plastique qui se renouvelle en tirant la chasse.
Le sexe censé être épanoui si ton
partenaire n'est pas un salaud. C'est faux. Il faudrait être égales
devant le désir : après huit heures passées à évider des
poissons, on n'a pas envie comme après une journée de travail
intellectuel. Après un rendez-vous avec un conseiller Pôle Emploi
qui nous reproche le vide de notre vie passée à chercher sans
trouver, même un emploi dégradé, on peine à désirer, encore
faudrait-il pouvoir oublier le regard qui nous a dit « Indésirable ».
Le sexe censé être épanoui s'il est
enrichi. Lingerie jolie, jolie, dîner aux chandelles, ou
renversement des rôles traditionnel, ah cet homme qui prépare
d'exquis canapés, et des desserts suggestifs dans des verrines
étincelantes. Féministes assumées qui CHOISISSENT de ne pas
acheter de lingerie fine. Choisir de ne pas acheter de lingerie fine,
accomplir cet exploit face à la société de consommation et
apprendre à aimer son corps, comme elles disent. Mais si on ne peut
pas choisir de ne pas acheter, que reste-t-il sinon de l'inachevé,
toujours de l'inachevé et du contraint.
Mais quel rapport avec le travail du
sexe.
Formulé autrement : «
qu'est ce que tu la ramènes ? ». Corps précaire et
pauvre exclu du débat féministe au nom du GRAVE à combattre.
Est-ce qu'on a le droit de trouver ça graveleux ?
CA. Ce colloque, femmes assises dans le
public, conscientes d'être normales et sauvées, en face de la
pécheresse aux stigmates. Cette ex-prostituée qu'une association
« marraine » et « protège ». La féministe
dit « les femmes », l'ex-prostituée est réduite à un
« je ». Un « je » descriptif :
l'ex-prostituée ne théorise pas, elle détaille à l'infini, en
mode micro, l'économie de son corps ravagé. Ne nous épargnez rien,
nous sommes là pour ça, ne vous épargnez rien, la rédemption
passe forcément par cet étalage de la souffrance . Vous devez
répéter encore et encore et encore « je suis détruite »,
pour espérer qu'on vous reconstruise.
Derrière l'ex-prostituée, la femme
associative. Celle qui guidé la femme jusqu'à la parole
rédemptrice, l'a « sorti » de la rue , de l'enfer, a
choisi pour elles le moment de cette parole. Car les colloques
abolitionnnistes sont exclusivement ou presque le lieu du témoignage
de l'EX-prostituée. Suspendue dans cette condition d'EX, la seule
digne d'intérêt. Le témoignage reste toujours très vague sur le
présent réel de la personne, elle se « réinsère
lentement », dit-on. En clair, elle galère comme des millions
de chômeuses et précaires. La victoire des abolitionnistes, la
voilà, le purgatoire des mauvaises femmes, et le quotidien des
bonnes femmes en général de toute façon. Qui ne compte plus pour
ce féminisme là.
Le grave ultime incarné par la
prostitution est le paravent de l'insoutenable légèreté du
féminisme dominant , auquel la femme précaire est contrainte
de se soumettre en silence : campagne pour la disparition de
« mademoiselle » dans les formulaires administratifs, on
n'osera pas dire qu'on aurait mieux aimé campagne contre les
contrôles de la CAF. Campagne contre la scandaleuse collection
enfants de telle marque à 40 euros le petit chemisier rose. Nous
c'est la Halle aux vêtements, le top de l'achat, la récup étant
tout aussi fréquente, la collection 2002 de chez Tex, qui s'en
préoccupe ? Happening en conseil d'administration, il n'y a que
des hommes patrons....qui exploitent des femmes dans les étages
inférieurs, plein de femmes, au delà de la parité, mais pas de
happenings là bas, juste un communiqué annuel sur l'inégalité des
salaires.
Trois ans que la gauche est au pouvoir,
et les femmes pauvres n'auront rien gagné. Pas étonnant, car
personne ne parle d'argent, à part les travailleuses du sexe en
lutte. Et ça, c'est bon.
Retrouver du sens dans leurs mot. Le
sens de nos vies abîmées. Elles, elles disent « tout a un
prix ». Une banalité concrète. Elles font des syndicats, et
elles veulent faire monter les enchères. Elles disent « personne
ne m'aura pour RIEN ». Elles parlent retraites, salaires,
allocations chômage , sécu.
Elles bousculent les lois du marché
médiatique. Elles sont précaires invitées aux débats, pas exemple
de la misère dans le reportage sur lequel les spécialistEs de la
classe moyenne supérieure sont ensuite invitées à s'exprimer.
Ca fait chier les féministEs en place
sur le plateau. Qui accusent : « vous n'êtes pas une
vraie prostituée pauvre, Madame, vous parlez trop bien, vous avez
fait des études, vous êtes syndiquée, vous êtes médiatisée ».
Autrement dit « vous êtes comme moi, scandale ». En
creux portrait de la femme précaire convenable, silencieuse sauf
quand on lui dit de parler, ignorante, passive, invisibilisée.
Abolitionnistes, mon cul. La pratique
féministe dominante perpétue le triste présent, celui de nos vies
qui ne valent rien, de nos corps de pauvres de toute façon traités
comme des marchandises, des marchandises à la valeur sans cesse
revue à la baisse. Le corps licencié qui vaudra moins d'indemnités
aux prud'hommes, le corps travailleur du dimanche qui sera moins payé
et plus contraint, le corps chômé toujours moins nourri, parce
qu' « assisté » à punir.
Tout cela ne génère que protestations
molles, de convenance, l'énergie de la féministe est toute
engloutie désormais dans la condamnation valorisante de la
« prostitution ». Ca , ça fait débat et sens, ça fait
de la place dans le journal, des sièges dans les débats télévisés,
de l'écoute chez les Ministres qui ne reçoivent pas les ouvrières,
avec ou sans papier.
Oui, mais vous n'êtes pas comparables,
disent-elles. On est où au fait ? Dans une galerie
d'entomologiste féministe, clouées et classées sur des planches
poussiéreuses et immobiles. La cigale n'est pas la fourmi, nous dit
l'abolitionniste, toute fière de sa fable.
Je ne suis pas Ajing , travailleuse du
sexe à Belleville, sans-papiers, qui raconte les tentatives de
viol des clients.
Mais je peux être ce qu'elle devient,
elle qui lutte avec ses collègues, elle qui brise la chape de
silence qui étouffe son corps précairE, elle qui est Rose d'Acier,
corps en mouvement, corps collectif de la lutte comme armure contre
la honte , contre les coups, contre la peur.
Si elles peuvent, je peux. Faire force
mes faiblesses, faire nombre pour faire sens. Le féminisme, ce n'est
pas le centre qui vient aider la marge, c'est le dynamitage de la
géographie dominante, ce n'est pas la bourgeoise qui tend la main à
la pauvresse, c'est faire corps ensemble, pour briser les moules qui
blessent et qui écorchent. Qui ouvre un chemin, et crache sur la
route toute tracée de la pauvreté, est féministe, la pute
insoumise l'est, la dame patronesse , aussi compatissante soit-elle
ne l'est pas.
Toi, l'abolitionniste, tu viens avec
ton moule, qui n'est même pas le tien, d'ailleurs, il vient de loin,
de ces endroits où l'on enfermait les prostituées, les vagabonds,
les mendiants « pour leur apprendre un métier », bah
non pas Reine de France, idiote, ouvrière ou domestique. Tu viens
avec ton moule, et tu dis, c'est « toujours mieux que pute ».
Mais pas aussi bien que journaliste à Elle, ou élue au Conseil
Régional, ou Ministre, quand même. Mais c'est pas le débat, ça
non plus, ça ne se compare pas, tout de même. Bah si c'est le
débat, celui que tu ne veux pas, celui d'un ordre social qui réserve
un certain ordre des choses à certaines, et que tu reproduis dans la
lutte qui devrait le faire exploser. Les travailleuses du sexe qui
disent « nous » sont suspectes à tes yeux, toi qui ne
parles jamais qu'en disant « elles », toi qui prétends
lutter pour les autres, normer le Mal pour leur bien.
Toi, tu diras que je succombe aux
miroirs aux alouettes, précaire éblouie par un parapluie rouge, qui
cache l'horreur du réel.
Le réel, ce sont ces femmes qui sont
des Roses d'Acier, elles ont poussé dans la merde, mais elles
s'envolent à l'assaut du ciel, ensemble. Quand je regarde la femme
précaire dans ton miroir à toi, je n'y suis jamais que celle qui
n'est pas tombée plus bas.
Mais je ne pense pas que je vais rester
là, parce que ton féminisme , à force de renoncements implicites à
décidé d'en rester là. Sur un perchoir confortable, occupée à
remettre de l'ordre dans le poulailler, à décider quelle est la
pire manière d'être plumée.
Quand les poules auront des dents, je
suis libre.