mardi 1 septembre 2015

Qui suis-je pour donner l'asile ?

De la première expulsion que nos petites manifs n'avaient pas empêché, je ne me rappelle ni le nom de l'expulsé, ni même où il fut expulsé. 

Je me souviens seulement de mon élan brusquement coupé et de l'enthousiasme enfantin de la lutte qui se brise en mille morceaux. Je me souviens de m'être assise, lourde d'avoir pris conscience d'un coup, d'un seul, de l'Inégalité.

Tu crois que tu manifestes "ensemble". Que tu partages avec des humains venus d'ailleurs, la fraternité , tu crois qu'on se comprend tous et toutes mieux qu'avec tes voisins, ces connards, ensemble pour la liberté, tout ça. 

Et puis tu réalises que tu ne tombera jamais de l'autre côté du monde. Qu'on ne viendra jamais te chercher un matin, que tu ne sentiras pas les menottes se refermer sur tes poignets, que tu ne deviendras jamais un paquet dont on se débarrasse, qu'on jette de l'avion de l'autre côté du monde. Là Là où on mange à peine, là où on travaille tout le temps mais vraiment tout le temps, là où l'on est malade et où les hôpitaux sont vides de médicaments, là où il n'y a pas de crédits-conso et pas d'espoir que l'avenir soit mieux. Tout bêtement.

Tu n'es pas "ensemble", en manif, tu es à côté. Tes pieds sont solidement rivés de ce côté du monde, personne ne peut les en arracher, dans ta poche, quel que soit le nom inscrit, une carte d'identité, lourde de son pouvoir. Ils n'en ont pas. Eux, ils ont des critères à remplir. 

Tu comprendras peu à peu l'horreur de ce mot là. 

Critères, c'est une boite remplie de piques , étroite , où ils doivent absolument entrer, faute d'être rejeté dans le néant, de l'autre côté du monde. Depuis combien de temps je suis là, depuis combien de temps puis-je prouver que je suis là. De quelle guerre suis-je le rescapé, mon enfant-est il scolarisé, oui mais au CP, parce que la maternelle, ça compte pas. Ma maladie est elle assez grave pour en crever, je ne guérirai pas mais je pourrai rester. Verront-ils un mineur isolé ou un majeur en train de frauder ? Je suis pas erythréen, juste malien , bon de toute façon en ce moment, il paraît qu'ils ne prennent que les Syriens. Mais non, c'est une rumeur, j'en connais un de Syrien, et il a rien. 

Toutes ces questions toi jamais tu ne te les poseras, pour rester là. Alors ne leur pose pas. Fais attention. 

Parce qu'on les pose parfois sans vraiment les poser. Juste en allant à telle manif et pas à celle-là. Juste en s'émouvant pour celui-ci et pas pour celui-là. Juste en se croyant plein d'émoi, alors que c'est déjà la discrimination qu'on emploie. Juste en racontant LEUR histoire, des trémolos dans la voix, juste en choisissant cette histoire et pas celle là, celle de la guerre, mais pas celle de la misère ordinaire.

Le racisme, c'est aussi le nom de l'étranger à la mode. Oui, il y a des modes d'étrangers, tu vas l'apprendre à ses dépens. C'est comme ça que l'Etat gère ses étagères. Parce que tu comprends , l'Etat peut pas se permettre d'accueillir toute la misère du monde, alors il fait des piles immondes. La pile "gentils" doit impérativement être beaucoup plus petite que la pile "méchants", et tous les jours , des gens s'activent pour gérer les piles. 

Ta solidarité peut déranger les piles bien droites. Alors on l'oriente. Avec les images sur ton écran. Où plutôt celles qui n'y sont pas. On ne te parlera jamais , jamais, en même temps du travailleur qui a trimé dix ans et du réfugié qui a fui la guerre, et des enfants qui voudraient bien continuer l'école ici. Parce que si une pile s'élève, l'autre doit descendre, de l'autre côté du monde, avec un passage par le centre de rétention et la bouche scotchée dans l'avion.

L'actualité de l'étranger, c'est comme un télé-crochet mais on ne te met pas le casting, comme ça tu voteras pour le seul candidat temporaire de l'Etat. Ne vote pas. 

C'est facile à dire. On s'habitue vite à voter, même en essayant d'"aider". Passées les manifs , tu voudras faire plus. Un jour tu seras assis, derrière un bureau, pour les dossiers, pour "aider". Tu seras venu pour les "réfugiés", et puis t'auras devant toi un immigré, pas de la bonne nationalité. Un mec qui n'aura pas de guerre à te raconter. Juste son envie de bonheur qu'il n'osera pas formuler, car déjà vous n'êtes pas à égalité. 

Ce jour là, qui suis-je pour donner asile ? Si tu t'imagines que tu es là pour donner, et donc aussi pour refuser, alors tu seras devenu un petit morceau de barbelé avec sa pile à gérer. 

Oui, le mot est lâché. Mais tu sais, barbelé,  c'est vite intégré. Même si comme moi, tu es fille d'immigrés, tu as ta carte d'identité qui sécurise tes pieds. En face , ils sont légers, les sans-papiers, si faciles à ballotter, si faciles à expulser. 

Alors pense avec tes pieds, marche avec les sans-papiers. Contente-toi de les laisser lutter. Ne commence pas à trier, ne commence surtout pas à penser que tu as quelque chose à leur donner. Surtout pas l'asile. 

L'asile, ils l'ont conquis en venant jusqu'ici. Tu n'as rien fait du tout, ils n'existaient même pas dans ton monde du bon côté du monde, quand ils ont commencé leur marche. Tu vivais et eux ils saignaient sur tes frontières. Tu ne connaîtras jamais que les survivants. L'infime petite partie de la foule qui espère une vie, du mauvais côté des barbelés que tu n'as jamais eu à traverser pour avoir ta jolie carte d'identité. 

Ne pose pas de questions. Ne deviens pas un morceau de barbelé de la deuxième frontière. Car l'autre côté du monde est ici, et sa frontière s'appelle Critère. 

Les hommes naissent libres et égaux en droit, après ici, c'est toi qui décides. D'être un humain ou un trieur de piles à réduire. 

Tu n'as rien à donner, tu peux juste devenir, avec eux, quelqu'un d'humain. Souviens toi que c'est cela que tu es venu chercher, au fond, quelques humains, quelques mains auxquelles s'accrocher, avec qui rêver et marcher. C'est toi que tu es venu aider, parce que des images à la télé t'ont fait percevoir un tout petit morceau de la réalité, t'ont donné l'impression d'être un bout du barbelé par ta passivité. 

Tu es là, parce qu'à travers l'écran, un homme t'a regardé. Et que tu t'es vu derrière les barbelés, dans ses yeux, chantonnant avec insouciance du bon côté du monde, les pieds solidement rivés à ta carte d'identité. Et tu n'as plus pu le supporter, ce sentiment d'être un connard dans sa citadelle assiégée. 

Les papiers ou pas de papiers. Il n'y a que ce critère là à briser. En inventer d'autres, c'est déjà t'abriter derrière l'inégalité. C'est déjà mépriser, c'est déjà déshumaniser. 

Alors apprends à marcher, avec tous les sans-papiers. Et à chaque fois que tu voudras trier , conditionner ta solidarité, mets ta pain dans ta poche et touche ta carte d'identité. Ta vie du bon côté du monde, que personne ne te demande de justifier. Qui suis-je pour donner l'asile ? Un enfoiré, les amis de l'égalité se contentent de marcher et d'essayer de briser les barbelés pour que tout le monde puisse entrer.