mercredi 7 octobre 2015

Partout où se décide notre sort, faire irruption.

C'est une image qui n'a pas fait le tour du monde. Des salariés montés sur la table  d'Air France, certains en jean, semblant chanter au mégaphone, tandis qu'un autre en cravate se prend en photo. Une image d'allégresse, de légèreté, un air de fête suspendu dans le temps, quelques secondes d'ivresse et de légèreté dans une éternité d'angoisse et d'humiliation, celle de la lourdeur du poids qui écrase les épaules, quand on apprend que demain , ou après-demain, on n'aura plus rien à la fin du mois,ou celui d'après.

Fouler le malheur aux pieds, car cette table là qu'est elle d'autre ? Pas une table de négociation, en tout cas. Quelle négociation y-a-t-il quand déjà dans la presse, depuis des jours, on annonce les chiffres des gens sur lesquels va tomber le couperet ? Bien malin l'observateur ignorant des us et coutumes de ce pays qui pourrait dire exactement le sens de ces séances où des messieurs fort bien mis viennent dire à quelques syndicalistes blancs comme linge, la nécessité du jour, dégager prestement un paquet de gens, puis regardent ennuyés leur montre,  pendant que les dits syndicalistes partagent leur temps de parole entre indignation sans effet et déjà, aménagements du pire. 

Alors faire irruption. Interrompre le huis clos, dire "nous sommes là et nous ne voulons pas". Avoir au coeur, au moins, le souvenir de ce moment là, gravé pour les moments où on  se sentira rien. 

D'un moment semblable,  d'abord le souvenir d'une petite étiquette MEDEF posée sur la table devant une chaise vide. C'était un jour de discussions sur l'intermittence et le chômage, dans une salle un peu rococo du Ministère de la Culture, à laquelle nous avions accédé comme dans un Fantomas, en courant sur une passerelle qui sortait de la Comédie Française,  enjambant le rebord d'une immense fenêtre pour atterrir sur un parquet ciré et grinçant. 

Le patronat était parti, car les organisateurs de la réunion, sages et expérimentés acteurs des aléas du dialogue social avaient prévu une sortie dérobée. Devant la fenêtre se tenait un homme, suant et rougeaud , engoncé et maladroit dans son costume bleu , disant " Mais vous ne pouvez pas". Des camarades le prenaient pour un vigile, il se déclara brusquement Ministre. 

Nous ne lui arrachâmes pas sa cravate , ni sa chemise. Pourquoi, je n'en sais rien, est-ce qu'on sait la goutte qui fait déborder le vase, quand on est le vase, dans lequel des arrogants déversent depuis longtemps misère et mépris ? Non, on ne sait pas, personne ne sait, ni les révolutionnaires , ni les Ministres, elle arrive où elle n'arrive pas, voilà tout, et voilà toute la nécessité des portes dérobées et des issues de secours, quand on a pour sot et triste métier de porter des coups à la vie des gens. 

A vrai dire, nous ne montâmes pas même sur la table. Nous étions saouls et un peu vacillants devant ce silence qui emplissait la grande salle, cet extraordinaire silence de celles et ceux qui avaient fait mine de dialoguer social. Nous étions saouls et heureux de le remplir de nos mots, les mêmes des tracts qu'ils ne lisent pas, des litanies d'angoisse avec lesquelles nous nous torturons les nuits d'insomnie, à découvert de nos vies rythmées par les sons du gouffre du découvert de la banque. 

Nous étions partout où se décide notre sort et où nous ne décidons jamais. 

Oh, c'était de la comédie et ça ne l'était pas. Notre sort n'allait pas changer par nos mots, virevoltants et désordres de tant de silences imposés. Ce n'était qu'une table, juste une table, et le pouvoir ne changea pas de mains par la magie de la Scène, ce n'est pas ainsi qu'on multiplie les pains pour ceux qui ont faim, ça c'est un long chemin.

C'était un moment de magie collective, voilà tout. De ceux qui permettent d'affronter ensuite bien des miroirs, tous ces matins où l'on pense qu'on ne maîtrisera jamais rien de sa vie, ballotée de galères en ennuis.

D'aucuns  diront que c'est un jeu dangereux contre la démocratie, un coupable égarement qui favorise tous les populismes. Sauf que c'est tout le contraire, faire irruption et décider de décider de ta vie, c'est déjà un peu le retour de la démocratie.

Parce que sinon....sinon, c'est le pouvoir qui présente ces comédies comme de la démocratie qui la détruit. L'absurdité consultative, "bonjour voilà nous allons bousiller 2900 vies, vous avez un avis, c'était intéressant merci, mais on va faire comme on a dit, c'est nous le patron ici" .

Faire irruption, reprendre décision, juste le contraire de l'abstention. Et non, le contraire de l'abstention, ce n'est pas forcément l'élection, c'est avant tout l'action et ça dérange toujours un peu les extrémistes de la représentation.

Alors le malheur foulé aux pieds par des salariés hilares, c'est une image dont on ne parlera guère. C'est l'autre qui a fait le tour du monde, celle du dirigeant molesté. Celle d'un homme humilié.

Je n'en ai pas encore parlé. Te plains pas, je n'en fais même pas un trophée, je n'en ai pas besoin pour la gloire du mouvement ouvrier. Qui est sourire et solidarité, la chemise déchirée, ça peut juste arriver.
Comme l'ouvrier pendu, le chômeur immolé, le petit cadre suicidé, qui ne font jamais causer, ou alors dans les brèves vite oubliées.

Une brève du désespoir, une chemise déchirée, un homme humilié. Comme il était pouvoir, le monde en a parlé. Mine de rien, ça rachète une dignité, d'autres n'ont droit qu'au silence où on les laisse crever.

Moi c'est d'eux et de nous dont je voulais parler, t'ignorer directeur, comme nous sommes ignorés. Le pouvoir, c'est aussi, au moins dans nos têtes, faire notre propre JT. Tourner la caméra vers les scènes dédaignées, refaire la bande-annonce, nos noms au générique, pas juste figurants les trois-quarts du temps, et une fois tous les ans, dans le rôle des méchants. 

Moi, c'est d'eux et de nous dont je voulais parler. De nos volcans d'espoir qui font éruption, sur les tables renversées.