lundi 28 novembre 2016

Le jour où la Bêtise a insisté.

La bêtise insiste toujours, on s'en apercevrait si l'on ne pensait pas toujours à soi, disait Camus.

Sans doute, d'une certaine manière, tout cela avait-il effectivement commencé, parce qu'on était un peu distraits, un peu absents.
Le cas Michel l'illustrait fort bien.

On se souvenait parfaitement de ses élucubrations de comptoir, comme d'un bruit de fond habituel, un peu dérangeant lorsqu'on prenait son café du matin, voir même franchement désagréable lorsqu'il élucubrait un peu trop fort sur les Arabes, les impôts , et le boulot que le Français n'avait plus. Mais enfin, on avait d'autres chats à fouetter, et toujours , nous semblait-il, le patron finissait par y mettre un terme , dès lors que nous soupirions, même légèrement, d'un « Michel, mets la donc en sourdine, tu emmerdes le client ».

On avait un peu ri, un peu fait la grimace, lorsque Monsieur Michel avait été élu conseiller municipal. On ne pouvait croire que la chose fut sérieuse, et l'on s'était gaussé du maire qui croyait faire là un bon coup, en prenant pour adjoint le plus bête de nos concitoyens, comme s'il nous représentait.

Mais tout de même, Monsieur Michel ne buvait plus. Il avait une ivresse d'un autre genre, celle de la haine bien mise, qui lui donnait , il fallait le reconnaître, un air tout à fait respectable. Il parlait tout aussi fort, mais le patron ne l'interrompait plus, d'autant que monsieur le maire l'accompagnait parfois. On avait d'ailleurs changé de café du matin, non qu'on nous ait fait comprendre de quelque manière qu'on y était malvenus, mais il nous semblait, sans doute à tort, que Monsieur Michel se souvenait parfaitement de nos soupirs passés, un léger malaise nous prenait en passant devant sa tablée de plus en plus fréquentée.

Mais le malaise nous suivait partout. Dans chaque café, sur les écrans télé, l'on voyait des gens jusque là très distingués, imiter les accents avinés de Monsieur Michel. Elucubrer en boucle , éructer des bêtises devant la caméra semblait devenu la condition sine qua non pour être invité dans les matinales.

On se rassurait en se disant que le silence du café , sans nul doute, marquait une désapprobation muette et désabusée, et que bien sûr, personne n'écoutait , ce qui expliquait que personne ne protestât.
On essayait de minimiser l'incident qui nous avait beaucoup gêné, un matin où un clone de Monsieur Michel avait prétendu sur RMC, que les arabes mangeaient les enfants, où l'on avait lancé à la cantonade un «  Qu'est ce qu'ils nous font suer avec leurs conneries ! ». Certes le patron avait monté le son, mais enfin, on n'avait jamais attendu grand-chose des commerçants, quant aux clients, ils ne venaient pas là faire de la politique mais prendre leur café du matin.

Tout de même, désormais, l'on prenait son café chez soi. Et puis, souvent le midi , l'on mangeait seule, ayant résolu de ne pas donner du grain à moudre à Françoise en la contredisant sans cesse. Les collègues finiraient bien par se lasser, il n'était pas possible que des personnes sensées supportent encore longtemps sa logorrhée perpétuelle .

On attendait sereinement sur son banc, avec sa salade, le moment où l'on serait rejoints par les collègues exaspérés de ses absurdités, voire même un peu choqués. Mais ils ne venaient pas, et de loin, un petit pincement de cœur nous prenait, tout de même, lorsqu'on les voyait approuver de la tête. Parfois même ils riaient, mais l'on se disait , que sans doute, il s'agissait d'autre chose que d'un engouement pour ses blagues déplacées et ses imitations grossières de l'accent prétendu de la femme de ménage du bureau.

Seulement le soir, l'on ne sortait plus guère. Sans doute, un temps, le constat partagé de la bêtise qui insistait, malgré sa tristesse, nous avait réconfortés. Mais il nous avait d'abord semblé que les amis du temps passé, qui comme nous avaient toujours bien voté, avaient parfois des compassions un peu déplacées, pour les gens bêtes qui à leurs yeux ne le faisaient pas exprès. Lorsqu'on avait dit qu'on mangeait seul désormais, les amis nous avaient fait comprendre qu'on se mettait soi-même en minorité, et qu'il eût mieux valu écouter et éventuellement argumenter, plutôt que s'isoler. Qu'au fond tout de même, il y avait dans ce pays , de vrais problèmes à traiter , de « vrais gens » à écouter, et qu'il ne fallait pas tout nier , imbue de sa supériorité.

On n'avait pas insisté. On se disait que tout cela, forcément, finirait par passer. On ne pouvait pas s'être à ce point trompé. Et puis, à part soi, rien ne semblait avoir changé, les visages de nos amis étaient les mêmes, dans les cafés animés où l'on n'osait plus entrer.

Un matin, Monsieur Michel fut élu député, en même temps qu'un Président bien décidé à ne plus seulement éructer. On voulut manifester , mais nos amis nous dirent qu'il fallait s'en garder, car le Peuple Souverain avait décidé.

La bêtise avait insisté, on se promit, un peu tard, que la prochaine fois, on ne ferait pas que soupirer , lorsqu'un raciste viendrait troubler notre café de ses propos insensés.