La bêtise insiste
toujours, on s'en apercevrait si l'on ne pensait pas toujours à soi,
disait Camus.
Sans doute, d'une
certaine manière, tout cela avait-il effectivement commencé, parce
qu'on était un peu distraits, un peu absents.
Le cas Michel
l'illustrait fort bien.
On se souvenait
parfaitement de ses élucubrations de comptoir, comme d'un bruit de
fond habituel, un peu dérangeant lorsqu'on prenait son café du
matin, voir même franchement désagréable lorsqu'il élucubrait un
peu trop fort sur les Arabes, les impôts , et le boulot que le
Français n'avait plus. Mais enfin, on avait d'autres chats à
fouetter, et toujours , nous semblait-il, le patron finissait par y
mettre un terme , dès lors que nous soupirions, même légèrement,
d'un « Michel, mets la donc en sourdine, tu emmerdes le
client ».
On avait un peu ri, un
peu fait la grimace, lorsque Monsieur Michel avait été élu
conseiller municipal. On ne pouvait croire que la chose fut sérieuse,
et l'on s'était gaussé du maire qui croyait faire là un bon coup,
en prenant pour adjoint le plus bête de nos concitoyens, comme s'il
nous représentait.
Mais tout de même,
Monsieur Michel ne buvait plus. Il avait une ivresse d'un autre
genre, celle de la haine bien mise, qui lui donnait , il fallait le
reconnaître, un air tout à fait respectable. Il parlait tout aussi
fort, mais le patron ne l'interrompait plus, d'autant que monsieur le
maire l'accompagnait parfois. On avait d'ailleurs changé de café du
matin, non qu'on nous ait fait comprendre de quelque manière qu'on y
était malvenus, mais il nous semblait, sans doute à tort, que
Monsieur Michel se souvenait parfaitement de nos soupirs passés, un
léger malaise nous prenait en passant devant sa tablée de plus en
plus fréquentée.
Mais le malaise nous
suivait partout. Dans chaque café, sur les écrans télé, l'on
voyait des gens jusque là très distingués, imiter les accents
avinés de Monsieur Michel. Elucubrer en boucle , éructer des
bêtises devant la caméra semblait devenu la condition sine qua non
pour être invité dans les matinales.
On se rassurait en se
disant que le silence du café , sans nul doute, marquait une
désapprobation muette et désabusée, et que bien sûr, personne
n'écoutait , ce qui expliquait que personne ne protestât.
On essayait de minimiser
l'incident qui nous avait beaucoup gêné, un matin où un clone de
Monsieur Michel avait prétendu sur RMC, que les arabes mangeaient
les enfants, où l'on avait lancé à la cantonade un « Qu'est
ce qu'ils nous font suer avec leurs conneries ! ». Certes
le patron avait monté le son, mais enfin, on n'avait jamais attendu
grand-chose des commerçants, quant aux clients, ils ne venaient pas
là faire de la politique mais prendre leur café du matin.
Tout de même, désormais,
l'on prenait son café chez soi. Et puis, souvent le midi , l'on
mangeait seule, ayant résolu de ne pas donner du grain à moudre à
Françoise en la contredisant sans cesse. Les collègues finiraient
bien par se lasser, il n'était pas possible que des personnes
sensées supportent encore longtemps sa logorrhée perpétuelle .
On attendait sereinement
sur son banc, avec sa salade, le moment où l'on serait rejoints par
les collègues exaspérés de ses absurdités, voire même un peu
choqués. Mais ils ne venaient pas, et de loin, un petit pincement de
cœur nous prenait, tout de même, lorsqu'on les voyait approuver de
la tête. Parfois même ils riaient, mais l'on se disait , que sans
doute, il s'agissait d'autre chose que d'un engouement pour ses
blagues déplacées et ses imitations grossières de l'accent
prétendu de la femme de ménage du bureau.
Seulement le soir, l'on
ne sortait plus guère. Sans doute, un temps, le constat partagé de
la bêtise qui insistait, malgré sa tristesse, nous avait
réconfortés. Mais il nous avait d'abord semblé que les amis du
temps passé, qui comme nous avaient toujours bien voté, avaient
parfois des compassions un peu déplacées, pour les gens bêtes qui
à leurs yeux ne le faisaient pas exprès. Lorsqu'on avait dit qu'on
mangeait seul désormais, les amis nous avaient fait comprendre qu'on
se mettait soi-même en minorité, et qu'il eût mieux valu écouter
et éventuellement argumenter, plutôt que s'isoler. Qu'au fond tout
de même, il y avait dans ce pays , de vrais problèmes à traiter ,
de « vrais gens » à écouter, et qu'il ne fallait pas
tout nier , imbue de sa supériorité.
On n'avait pas insisté.
On se disait que tout cela, forcément, finirait par passer. On ne
pouvait pas s'être à ce point trompé. Et puis, à part soi, rien
ne semblait avoir changé, les visages de nos amis étaient les
mêmes, dans les cafés animés où l'on n'osait plus entrer.
Un matin, Monsieur Michel
fut élu député, en même temps qu'un Président bien décidé à
ne plus seulement éructer. On voulut manifester , mais nos amis nous
dirent qu'il fallait s'en garder, car le Peuple Souverain avait
décidé.
La bêtise avait insisté,
on se promit, un peu tard, que la prochaine fois, on ne ferait pas
que soupirer , lorsqu'un raciste viendrait troubler notre café de
ses propos insensés.
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