mercredi 12 mars 2014

Chroniques de la La Grise-Hôpital

Donc, tu entres et tu es blanche. Plus blanche que les blouses usées jusqu'à la corde des infirmières, que les murs jaunis de cet hôpital de province engoncé dans la tristesse d'un dimanche.

Cette tristesse des dimanches, tu la portes au coeur comme tous les Français et tu sais qu'elle est encore plus poignante dans les hôpitaux, dans le poids nié de la tristesse des patients et des familles, dans les voix qui montent dans les aïgus pour faire joyeux et qui sonnent faux.

Il faut aller vite pour ne pas que la tristesse colle et qu'elle t'englue. Il faut trouver mille sujets pour la grand-mère alitée et briser la gêne avec la fille de la grand-mère d'en face. Une femme d'ici, ici, c'est la campagne, ici les femmes croient que les autres femmes , celle des villes les méprisentIci on croit savoir que celles qui vivent dans les métropoles regardent de haut celles qui vivent dans les bourgades endormies de mille personnes. Est-ce que tu les regardes de haut ? Possible. 

Est-ce qu'on sait ce que traduit notre regard ? On ne voudrait pas être comme "elles", c'est certain. On ne voudrait pas vivre avec mille personnes en tout et pour tout à rencontrer au quotidien. On ne voudrait pas de cette vie qu'on a appris à connaître, loin des rêveries idylliques des citadins qui s'imaginent le "retour aux sources".

Le retour aux sources s'appelle ALDI, pour les prolos d'ici. Le bio, les produits frais, patati, patata, tu sais le temps qu'il faut pour faire son jardin ?Tu crois qu'à la campagne, quand tu rentres d'un boulot mal payé, tu es moins fatigué qu'en ville ? Que tu vas aller biner, sarcler, et mitonner un purin d'orties ? 

Est-ce qu'on sait ce que traduit notre regard ? Est-ce qu'elles "savent", ces dames, et ces aides soignantes avec qui tu as brisé la glace, ce que disent leurs yeux au moment où une administrative te demande ton nom ?

Les syllabes claquent sur les murs jaunis, et résonnent dans leurs yeux. Le nom de la Grise. La pub Canada Dry, encore et toujours, tu n'es pas ce que tu parais. Où plutôt elle n'imaginent pas que ce que tu es puisse tant leur ressembler. 

La Dissonance. L'Arabe. 

C'est un moment banal, si banal que tu l'attends avec un peu de plaisir, maintenant, après tant et tant d'années, tant et tant de moments semblables. Tu as fini par aimer la surprise, l'abîme qui s'ouvre dans leurs yeux et ce film qui se déroule dans leurs têtes, à toute vitesse. Tu sais ce qu'elles font, elles cherchent frénétiquement à se rappeler si elles ont dit quelque chose, avant, dans ces mots échangés à bâtons rompus, qui aurait un lien avec les Arabes, les étrangers, l'insécurité, bref, tout ce qui aujourd'hui s'évoque si facilement, quand on ne sait pas quoi dire, le dimanche, dans la chaleur lourde d'un hôpital de province. 

Peu importe qu'elles aient dit ou non. Parce qu'on est dimanche, dans la chaleur lourde d'un hôpital de province. Parce que les vieilles dames sont là, pour longtemps, allongées dans ces tristes lits que rien ne rend plus joli, et surtout pas les pots de fleurs que tu as ramenées, comme elles. Parce qu'il est dix-huit heures, et que s'impose l'odeur fade d'un poulet-salsifis, et que tu partages avec elle la tristesse de laisser une grand-mère avec ces légumes gorgés d'eau, et cette impression lancinante qu'ici tout est recouvert de cette mince pellicule de fadeur et d'écoeurement. 

Tu ne te forces pas en parlant de ce que tu connais aussi, les médecins qui manquent dans ce petit bourg, l'ATTAC qui est si cher, et l'autre hôpital encore plus loin où l'on transfère les malades trop malades. Tu ne te forces pas en échangeant des regards de connivence fatiguée devant ces vieilles dames qui t'exposent les douleurs contre lesquelles tu ne peux rien. Tu ne fais pas semblant d'être semblable, tu l'es en partie. Tu es La Grise, métisse, disent les charitables, mais tu n'as pas besoin de charité.

Toi tu racontes l'histoire, et tu connais le poids des regards, ceux que tu affrontes, ceux qu'elles affrontent. Une chance , peut-être bien. 


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