dimanche 16 août 2015

Quand les poules auront des dents, nous sommes toutEs des putEs insoumises

«  Cela ne se compare pas ».

Litanie perpétuelle des tenants de l'abolition du travail sexuel , à qui tu parles des autres figures de l'emploi contemporain et de son corollaire, la précarité du non-emploi, la pauvreté.

Le corps malheureux et exploité réduit à une seule souffrance, les autres étant en contrepoint érigées en normalité supportable.

Avoir envie à peu près toute sa vie de manger autre chose. A chaque repas de bouffe discount, imaginer le goût du même produit en plus cher, celui que tu as convoité des yeux sur le rayon à la bonne hauteur pour le saisir . Te baisser pour prendre le mauvais, en désespoir de cause, répéter ce geste indéfiniment. Connaître le sens concret du mot fringale, étiré d'interminables après-midi : fringale de mets « ordinaires » sous d'autres cieux, à portée de main, mais pas de bourse. Fringale de sushis, de fruits frais, de viande pas écoeurante ou insipide.

Le corps qui s'use et s'effrite, vieillir, c'est autre chose, on peut bien vieillir comme un meuble de prix se patine au fil du temps, tandis que l'étagère bon marché s'effondre. L'usure du corps précaire est programmée par l'étroitesse du budget , et l'infinie des dégradations du quotidien: le terne est cette couleur qui t'envahit entière, celle de la fatigue, de la malbouffe, du stress accumulé, du quotidien enfermé.

Pathologies qui ne sont plus des maladies, sans quoi, flemmasse, tu pourrais te déclarer toujours en arrêt : le dos brisé des caissières, les yeux rougis et défaillants de l'emploi sous lumière artificielle, l'eczéma qui s'étend sur la peau rongée par les produits détersifs, les cernes qui ne partent plus du matin levé trop tôt après s'être couchée trop tard. La prise de poids, la perte de poids, toujours trop ou trop peu.

La femme pauvre se résigne plus vite à ne plus séduire. Non que nous soyons plus féministes que les autres, ou détachées de cette envie de la beauté physique. C'est juste que la séduction n'est qu'un accident , en général, dans la vie pauvre . D'aucunes déplorent être femmes-objets de consommation, d'autres plus nombreuses sont femmes-objets de production. La caissière aux yeux du client n'est pas grand-chose de plus que la caisse. La voix de la hot-line est un appendice de la hot-line, on l'aime la plus neutre possible, on s'irrite de tout accent, de toute intonation qui la personnalise. Longtemps, la féministe de gauche a fait mine de respecter la dame-pipi, aujourd'hui la précarité a rendu presque invisibles les femmes interchangeables qui immaculent les cuvettes, aussi dépersonnalisées que le fil de plastique qui se renouvelle en tirant la chasse.

Le sexe censé être épanoui si ton partenaire n'est pas un salaud. C'est faux. Il faudrait être égales devant le désir : après huit heures passées à évider des poissons, on n'a pas envie comme après une journée de travail intellectuel. Après un rendez-vous avec un conseiller Pôle Emploi qui nous reproche le vide de notre vie passée à chercher sans trouver, même un emploi dégradé, on peine à désirer, encore faudrait-il pouvoir oublier le regard qui nous a dit « Indésirable ».

Le sexe censé être épanoui s'il est enrichi. Lingerie jolie, jolie, dîner aux chandelles, ou renversement des rôles traditionnel, ah cet homme qui prépare d'exquis canapés, et des desserts suggestifs dans des verrines étincelantes. Féministes assumées qui CHOISISSENT de ne pas acheter de lingerie fine. Choisir de ne pas acheter de lingerie fine, accomplir cet exploit face à la société de consommation et apprendre à aimer son corps, comme elles disent. Mais si on ne peut pas choisir de ne pas acheter, que reste-t-il sinon de l'inachevé, toujours de l'inachevé et du contraint.

Mais quel rapport avec le travail du sexe.

Formulé autrement : «  qu'est ce que tu la ramènes ? ». Corps précaire et pauvre exclu du débat féministe au nom du GRAVE à combattre. Est-ce qu'on a le droit de trouver ça graveleux ?

CA. Ce colloque, femmes assises dans le public, conscientes d'être normales et sauvées, en face de la pécheresse aux stigmates. Cette ex-prostituée qu'une association « marraine » et «  protège ». La féministe dit « les femmes », l'ex-prostituée est réduite à un « je ». Un « je » descriptif : l'ex-prostituée ne théorise pas, elle détaille à l'infini, en mode micro, l'économie de son corps ravagé. Ne nous épargnez rien, nous sommes là pour ça, ne vous épargnez rien, la rédemption passe forcément par cet étalage de la souffrance . Vous devez répéter encore et encore et encore «  je suis détruite », pour espérer qu'on vous reconstruise.

Derrière l'ex-prostituée, la femme associative. Celle qui guidé la femme jusqu'à la parole rédemptrice, l'a « sorti » de la rue , de l'enfer, a choisi pour elles le moment de cette parole. Car les colloques abolitionnnistes sont exclusivement ou presque le lieu du témoignage de l'EX-prostituée. Suspendue dans cette condition d'EX, la seule digne d'intérêt. Le témoignage reste toujours très vague sur le présent réel de la personne, elle se « réinsère lentement », dit-on. En clair, elle galère comme des millions de chômeuses et précaires. La victoire des abolitionnistes, la voilà, le purgatoire des mauvaises femmes, et le quotidien des bonnes femmes en général de toute façon. Qui ne compte plus pour ce féminisme là.

Le grave ultime incarné par la prostitution est le paravent de l'insoutenable légèreté du féminisme dominant , auquel la femme précaire est contrainte de se soumettre en silence : campagne pour la disparition de « mademoiselle » dans les formulaires administratifs, on n'osera pas dire qu'on aurait mieux aimé campagne contre les contrôles de la CAF. Campagne contre la scandaleuse collection enfants de telle marque à 40 euros le petit chemisier rose. Nous c'est la Halle aux vêtements, le top de l'achat, la récup étant tout aussi fréquente, la collection 2002 de chez Tex, qui s'en préoccupe ? Happening en conseil d'administration, il n'y a que des hommes patrons....qui exploitent des femmes dans les étages inférieurs, plein de femmes, au delà de la parité, mais pas de happenings là bas, juste un communiqué annuel sur l'inégalité des salaires.

Trois ans que la gauche est au pouvoir, et les femmes pauvres n'auront rien gagné. Pas étonnant, car personne ne parle d'argent, à part les travailleuses du sexe en lutte. Et ça, c'est bon.

Retrouver du sens dans leurs mot. Le sens de nos vies abîmées. Elles, elles disent « tout a un prix ». Une banalité concrète. Elles font des syndicats, et elles veulent faire monter les enchères. Elles disent « personne ne m'aura pour RIEN ». Elles parlent retraites, salaires, allocations chômage , sécu.

Elles bousculent les lois du marché médiatique. Elles sont précaires invitées aux débats, pas exemple de la misère dans le reportage sur lequel les spécialistEs de la classe moyenne supérieure sont ensuite invitées à s'exprimer.

Ca fait chier les féministEs en place sur le plateau. Qui accusent : « vous n'êtes pas une vraie prostituée pauvre, Madame, vous parlez trop bien, vous avez fait des études, vous êtes syndiquée, vous êtes médiatisée ». Autrement dit « vous êtes comme moi, scandale ». En creux portrait de la femme précaire convenable, silencieuse sauf quand on lui dit de parler, ignorante, passive, invisibilisée.

Abolitionnistes, mon cul. La pratique féministe dominante perpétue le triste présent, celui de nos vies qui ne valent rien, de nos corps de pauvres de toute façon traités comme des marchandises, des marchandises à la valeur sans cesse revue à la baisse. Le corps licencié qui vaudra moins d'indemnités aux prud'hommes, le corps travailleur du dimanche qui sera moins payé et plus contraint, le corps chômé toujours moins nourri, parce qu' « assisté » à punir.

Tout cela ne génère que protestations molles, de convenance, l'énergie de la féministe est toute engloutie désormais dans la condamnation valorisante de la « prostitution ». Ca , ça fait débat et sens, ça fait de la place dans le journal, des sièges dans les débats télévisés, de l'écoute chez les Ministres qui ne reçoivent pas les ouvrières, avec ou sans papier.

Oui, mais vous n'êtes pas comparables, disent-elles. On est où au fait ? Dans une galerie d'entomologiste féministe, clouées et classées sur des planches poussiéreuses et immobiles. La cigale n'est pas la fourmi, nous dit l'abolitionniste, toute fière de sa fable.

Je ne suis pas Ajing , travailleuse du sexe  à Belleville, sans-papiers, qui raconte les tentatives de viol des clients.

Mais je peux être ce qu'elle devient, elle qui lutte avec ses collègues, elle qui brise la chape de silence qui étouffe son corps précairE, elle qui est Rose d'Acier, corps en mouvement, corps collectif de la lutte comme armure contre la honte , contre les coups, contre la peur.

Si elles peuvent, je peux. Faire force mes faiblesses, faire nombre pour faire sens. Le féminisme, ce n'est pas le centre qui vient aider la marge, c'est le dynamitage de la géographie dominante, ce n'est pas la bourgeoise qui tend la main à la pauvresse, c'est faire corps ensemble, pour briser les moules qui blessent et qui écorchent. Qui ouvre un chemin, et crache sur la route toute tracée de la pauvreté, est féministe, la pute insoumise l'est, la dame patronesse , aussi compatissante soit-elle ne l'est pas.

Toi, l'abolitionniste, tu viens avec ton moule, qui n'est même pas le tien, d'ailleurs, il vient de loin, de ces endroits où l'on enfermait les prostituées, les vagabonds, les mendiants «  pour leur apprendre un métier », bah non pas Reine de France, idiote, ouvrière ou domestique. Tu viens avec ton moule, et tu dis, c'est « toujours mieux que pute ». Mais pas aussi bien que journaliste à Elle, ou élue au Conseil Régional, ou Ministre, quand même. Mais c'est pas le débat, ça non plus, ça ne se compare pas, tout de même. Bah si c'est le débat, celui que tu ne veux pas, celui d'un ordre social qui réserve un certain ordre des choses à certaines, et que tu reproduis dans la lutte qui devrait le faire exploser. Les travailleuses du sexe qui disent « nous » sont suspectes à tes yeux, toi qui ne parles jamais qu'en disant « elles », toi qui prétends lutter pour les autres, normer le Mal pour leur bien.

Toi, tu diras que je succombe aux miroirs aux alouettes, précaire éblouie par un parapluie rouge, qui cache l'horreur du réel.

Le réel, ce sont ces femmes qui sont des Roses d'Acier, elles ont poussé dans la merde, mais elles s'envolent à l'assaut du ciel, ensemble. Quand je regarde la femme précaire dans ton miroir à toi, je n'y suis jamais que celle qui n'est pas tombée plus bas.

Mais je ne pense pas que je vais rester là, parce que ton féminisme , à force de renoncements implicites à décidé d'en rester là. Sur un perchoir confortable, occupée à remettre de l'ordre dans le poulailler, à décider quelle est la pire manière d'être plumée.

Quand les poules auront des dents, je suis libre.

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  4. Bonjour, j'aime beaucoup votre blog et mon ouverture d'esprit fait que je suis toujours apte à me remettre en question et à reconnaître que je me suis trompée quand je vois de bons arguments en face mais là désolé ça n'est pas le cas. Je ne pense pas sortir d'un moule et pourtant, oui ,je pense que la prostitution est une des pires violence faites aux femmes : en quoi reproduis-je là un système patriarcal ou voudrais-je dicter ce qui est mal pour le bien d'autres que je "soi-disant" considéreraient comme inférieures ?
    Je ne comprends pas ce que vous visez à travers cet article... pourriez-vous me le résumer clairement afin que nous en discutions car cela m'intéresse vivement et je me suis forgée mon opinion sur le sujet en allant moi-même discuter avec des prostituées, en ayant regardé et écouté les "pour" et "contre", lu des comptes-rendus d’associations des "deux camps" et lu de nombreux témoignages et j'en ai retenu que la prostitution est d'une violence inouïe, certes proche du salariat précaire par certains aspects mais quand même un bon cran au dessus et que les anciennes prostituées disent, dans leur ultra majorité, que quand elles étaient dans ce système elles refusaient d'en voir la violence qui leur était insupportable afin de pouvoir continuer à l'endurer (donc comme beaucoup de travaux sociologiques le prouvent que les prostituées sont comme tout le monde, quand elles s'engagent dans un processus elles ont tendance à se voiler la face si elles se rendent compte qu'elles se sont trompées en cours de route, parce que l'humain est fait ainsi).

    Ce que je dis-là vous semble-t-il totalement incohérent, injuste ou signe d'une moralisatrice ?

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  5. Le problème, vient de mettre toutes les "femmes" dans le même panier.

    Je fais partie de celles qui sont concernées : je suis pute. Je n'aime pas mon métier plus que ça, mais ça va, il ne me dérange pas trop. En tous cas, je l'aime davantage que celui que j'avais dans les usines d'une marque de vêtements qui vend par correspondance, dans le PMU miteux de mon quartier, où encore dans les bureaux administratifs de deux géants de la finance, que j'ai justement tous quittés en cours de route parce-qu'ils ne me convenaient pas, même s'ils ne payaient pas trop mal et que ça faisait meilleur genre devant les gens à annoncer lorsqu'on me demande ce que je fais dans la vie (sous-entendu : pour payer mes factures, pas pour me détendre ou pour me cultiver, même si ça occupe 80% de mon temps libre).

    Il m'est plus facile de me lever le matin pour voir un client que pour passer 8h à remplir des chariots, servir des cafés, ou remplir des formulaires derrière un écran.

    Et nous sommes beaucoup à vivre les choses ainsi.

    Vous avez le droit de dire que "la prostitution est l'une des pires violences qu'on pourrait VOUS infliger", mais pas de parler au nom de toutes les femmes sur Terre. Nous ne sommes pas toutes faites avec le même moule. C'est là que se trouve l'incohérence : nous croire toutes similaires en tous points.

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