L'année de ma naissance, alors que j'étais loin de me douter que
j'étais arabe, Youssef K. prit les papiers d'un ami et devint Joseph T.
Au vu de la jeunesse un peu troublée de mon père, Ahmed A. à Paris,
l'impulsion subite de Youssef K. , un jour de 1974, dans une petite
ville de province me parut parfaitement logique lorsque j'en pris
connaissance, un jour d'été 2016, alors que je googlisais son nom avant
de lui louer une voiture.
La métamorphose de Youssef K. en effet , avait fini par être dévoilée
et sanctionnée par la justice et la presse locale, trente ans plus tard.
Toute une vie pour Joseph. Dans l'article de presse,recensé pour
l'éternité par internet, Joseph exposait paisiblement les raisons de la
métamorphose. C'était juste plus facile, une vie de Joseph.
Nul, dans la salle d'audience n'avait semblé contester cette évidence.
Pas même le procureur, qui insistait surtout sur le crime en soi , et
l'atteinte aux règles sociales, pas sur la logique du mobile. Qui eût pu
contester, sans passer pour un fou, qu'entre 1974 et 2004, il était
plus facile de s'appeler Joseph que Youssef ?
Personne, évidemment.
Rares sont les gens, qui , dans ce pays,
contestent ce fait là, celui qu'on appelle « le racisme ordinaire ». On
est honnête et sérieux , en France, on ne conteste pas la
discrimination, au moins centenaire et parfaitement documentée. Chaque
année, d'ailleurs, la République fait l'effort de produire des rapports.
Et admet bien volontiers qu'on trouve moins facilement un logement et
un travail lorsqu'on est « d'origine immigrée », chaque année, les
experts rappellent qu'on ne va pas facilement en boîte de nuit lorsqu'on
s'appelle Youssef et qu'on a effectivement plus de chances de se faire
en sus contrôler dix-huit fois en rentrant de la boîte de nuit dans
laquelle on n'est pas entré.
Une fois la chose dite, et bien, il faut s'y résigner et compter sur
le temps qui va bien finir par passer, et sur l'égalité qui un jour
peut-être finira par arriver, si on fait l'effort de s'intégrer. Et se
consoler avec cette très française honnêteté, ces rapports si bien
documentés, et les Ministres, qui certaines années font même l'effort de
les commenter, et de les déplorer.
Au mieux, tu auras une vie vraiment moins bien. Voilà ce que la
République dit à Youssef K., et à Ahmed A., et à Nadia A., sa fille. Et à
tant d'autres.
Moi, au début, je n'avais pas entendu. C'est dur à entendre, quand
même, quand on a la vie devant soi. Savoir qu'elle sera moins bien, à
coup sûr que celle du voisin, et que c'est documenté, prouvé, dans les
moindres détails. On préfère se raconter qu'on maîtrise son destin, et
qu'on n' a rien à voir, mais rien, avec ces chiffres dans les rapports,
et cette paisible compassion des Ministres de gauche, qu'ils expriment
parfois, avec le mot intégration. Déjà désintégrée juste en étant née,
c'est pas quelque chose qu'on a envie d'assumer. Plutôt un gouffre qu'on
n'a pas envie de creuser.
Youssef K. était plus courageux. Il s'était intégré, en douze
secondes, en volant des papiers. Métamorphosé, un jour de 1974. Ils
appellent ça « usurpation d'identité », même les Ministres qui déplorent
les inégalités. Les mêmes qui nous disent, en 2016, que les Youssef qui
pointent l'inégalité de leur identité n'ont pas su s'intégrer.
La seule manière d'être arabe acceptable en France, ce serait de
laisser le temps passer. On n'a jamais le droit de l'accélérer.
L'intégration sera un processus long, alors passe ta vie dans la
discrimination, regrette la poliment.
Regrette, en 1974, les incendies de foyers, et et sept ans plus tard,
l'extrême-droite qui commence à renaître et à monter. Regrette qu'on
ait décidé quarante cinq lois contre les immigrés depuis. Regrette, avec
mesure, en 2016,d'en être à la troisième génération sans intégration.
Regrette les bidonvilles, les ratonnades, les cités, les crachats dans
ta gueule quand la colonie de vacances t'a emmené loin de la cité.
Raconte , si tu veux, l'appartement pas trouvé, les petits frères qui se
font contrôler, le Front National à la télé, et les insultes de Pasqua,
de Chirac, de Valls et de Laurent Wauquiez. Regrette d'être visé à
chaque fois que tu allumes la télé.
Regrette, mais n'essaie pas d'accélérer. Accepte d'être
quotidiennement désintégré, et un jour lointain , peut-être qu'on
essaiera de t'intégrer.
Youssef K. lui s'était métamorphosé. Il avait accéléré, usurpé
l'égalité.
Usurper, voler, mentir, se débrouiller, une morale en or dans un pays
d'hypocrites.
Même moi, qui étais allée googliser Joseph T. , qui malgré tout
m'avait piégée, je ne pouvais pas dire « Mais en fait vous êtes Youssef
K. » . Il aurait fallu reconnaître que je l'avais googlisé.
Mais j'étais un peu française, j'avais honte de googliser comme
d'autres ont honte de ratonner. D'où le chouette alibi de la laïcité,
qu'en 1974, ils n'avaient pas encore trouvé.
Alors j'ai rien dit, j'ai juste admiré, ce mec qui continuait sur
internet à garder la bonne identité.Celle qui te permet de trouver des
gens pour une voiture à louer.
Juste pensé à l'intelligence infinie, à l'audace déplacée qu'il
fallait en 1974, pour juste être Youssef K. dans une petite ville de
province, et se débrouiller. Et pas en faire toute histoire, juste être
un voleur de feu, usurper l'égalité.
A la fin de tout ça, en tout cas, Joseph A. nous a couru après pour
nous redonner le stylo qu'on avait oublié.
Le petit geste qui fait une histoire à raconter. Parce que le temps a
passé, parce que les générations ont défilé, parce que je suis la 3ème
et que j'ai hérité de Youssef K., le goût d'usurper l'égalité, et de
l'école de la République, le stylo pour raconter.
Parce que ça se trouve Youssef K n'a jamais existé. Parce que ça se
trouve, je ne suis qu'une menteuse qui avec un arrière goût de Kafka te
fait culpabiliser. Parce que j'ai lu tes livres, tous les livres que tu
fais semblant d'apprécier. Parce que les arabes condamnés, tu ne les
vois pas, sauf si à Kafka où à Zola on te fait penser. Parce qu'il te
faut de la petite histoire romancée, parce qu'on ne peut pas juste te
raconter la Grande sans que tu bailles où que tu nous accuses de nous
victimiser, d'être amers et de vouloir nous venger.
Mais t'en fais pas Youssef K. a vraiment existé, cette histoire est
vraiment arrivée. Comme les agressions de femmes voilées dont tant osent
pourtant dire qu'elles sont inventées. Tant et tant de fois, l'histoire
est arrivée et presque personne pour la raconter. D'ailleurs, la preuve
est dans les rapports bien documentés, des centaines de milliers de
Youssef K, discriminés qui ont bien dû se débrouiller pour ne pas être
désintégrés.
A la troisième génération, la désintégration, on l'a intégrée, on sait
en jouer. Je te raconte pas l'histoire de Youssef K, pour te faire
chialer.
Si t'as lu jusque là, alors j'ai bien usurpé. Parce que mon propos
c'était de finalement t'énerver , toi l'antiraciste prêt à avoir pitié
uniquement si on reste à attendre sagement l'égalité, en étant bien
contents de la larme que parfois t'as versée.
Tout ce que je voulais te faire passer, c'est que nous faire chier
avec un maillot de bain, c'était juste gonflé, ridicule, méprisable et
le sommet de la lâcheté. Depuis 74 que je l'attends l'égalité, depuis 74
que Youssef K a du se débrouiller, et toi tu voudrais nous faire
croire que si on se met à poil tu vas nous la donner ? Et en bonus le
droit de vote des étrangers, si on s'enfile quatre bouteilles de rosé en
braillant « Vive la Laïcité » ?
Je préfère ne pas, et continuer à usurper, mentir , voler l'égalité.
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