lundi 29 août 2016

La Métamorphose de Youssef K.



L'année de ma naissance, alors que j'étais loin de me douter que j'étais arabe, Youssef K. prit les papiers d'un ami et devint Joseph T. Au vu de la jeunesse un peu troublée de mon père, Ahmed A. à Paris, l'impulsion subite de Youssef K. , un jour de 1974, dans une petite ville de province me parut parfaitement logique lorsque j'en pris connaissance, un jour d'été 2016, alors que je googlisais son nom avant de lui louer une voiture. 

 La métamorphose de Youssef K. en effet , avait fini par être dévoilée et sanctionnée par la justice et la presse locale, trente ans plus tard. Toute une vie pour Joseph. Dans l'article de presse,recensé pour l'éternité par internet, Joseph exposait paisiblement les raisons de la métamorphose. C'était juste plus facile, une vie de Joseph. 

Nul, dans la salle d'audience n'avait semblé contester cette évidence. Pas même le procureur, qui insistait surtout sur le crime en soi , et l'atteinte aux règles sociales, pas sur la logique du mobile. Qui eût pu contester, sans passer pour un fou, qu'entre 1974 et 2004, il était plus facile de s'appeler Joseph que Youssef ? Personne, évidemment. 

Rares sont les gens, qui , dans ce pays, contestent ce fait là, celui qu'on appelle « le racisme ordinaire ». On est honnête et sérieux , en France, on ne conteste pas la discrimination, au moins centenaire et parfaitement documentée. Chaque année, d'ailleurs, la République fait l'effort de produire des rapports. Et admet bien volontiers qu'on trouve moins facilement un logement et un travail lorsqu'on est « d'origine immigrée », chaque année, les experts rappellent qu'on ne va pas facilement en boîte de nuit lorsqu'on s'appelle Youssef et qu'on a effectivement plus de chances de se faire en sus contrôler dix-huit fois en rentrant de la boîte de nuit dans laquelle on n'est pas entré. Une fois la chose dite, et bien, il faut s'y résigner et compter sur le temps qui va bien finir par passer, et sur l'égalité qui un jour peut-être finira par arriver, si on fait l'effort de s'intégrer. Et se consoler avec cette très française honnêteté, ces rapports si bien documentés, et les Ministres, qui certaines années font même l'effort de les commenter, et de les déplorer. 

 Au mieux, tu auras une vie vraiment moins bien. Voilà ce que la République dit à Youssef K., et à Ahmed A., et à Nadia A., sa fille. Et à tant d'autres. 

Moi, au début, je n'avais pas entendu. C'est dur à entendre, quand même, quand on a la vie devant soi. Savoir qu'elle sera moins bien, à coup sûr que celle du voisin, et que c'est documenté, prouvé, dans les moindres détails. On préfère se raconter qu'on maîtrise son destin, et qu'on n' a rien à voir, mais rien, avec ces chiffres dans les rapports, et cette paisible compassion des Ministres de gauche, qu'ils expriment parfois, avec le mot intégration. Déjà désintégrée juste en étant née, c'est pas quelque chose qu'on a envie d'assumer. Plutôt un gouffre qu'on n'a pas envie de creuser. 

Youssef K. était plus courageux. Il s'était intégré, en douze secondes, en volant des papiers. Métamorphosé, un jour de 1974. Ils appellent ça « usurpation d'identité », même les Ministres qui déplorent les inégalités. Les mêmes qui nous disent, en 2016, que les Youssef qui pointent l'inégalité de leur identité n'ont pas su s'intégrer. 

La seule manière d'être arabe acceptable en France, ce serait de laisser le temps passer. On n'a jamais le droit de l'accélérer. L'intégration sera un processus long, alors passe ta vie dans la discrimination, regrette la poliment. Regrette, en 1974, les incendies de foyers, et et sept ans plus tard, l'extrême-droite qui commence à renaître et à monter. Regrette qu'on ait décidé quarante cinq lois contre les immigrés depuis. Regrette, avec mesure, en 2016,d'en être à la troisième génération sans intégration. Regrette les bidonvilles, les ratonnades, les cités, les crachats dans ta gueule quand la colonie de vacances t'a emmené loin de la cité. Raconte , si tu veux, l'appartement pas trouvé, les petits frères qui se font contrôler, le Front National à la télé, et les insultes de Pasqua, de Chirac, de Valls et de Laurent Wauquiez. Regrette d'être visé à chaque fois que tu allumes la télé. Regrette, mais n'essaie pas d'accélérer. Accepte d'être quotidiennement désintégré, et un jour lointain , peut-être qu'on essaiera de t'intégrer. 

Youssef K. lui s'était métamorphosé. Il avait accéléré, usurpé l'égalité. Usurper, voler, mentir, se débrouiller, une morale en or dans un pays d'hypocrites. Même moi, qui étais allée googliser Joseph T. , qui malgré tout m'avait piégée, je ne pouvais pas dire « Mais en fait vous êtes Youssef K. » . Il aurait fallu reconnaître que je l'avais googlisé. Mais j'étais un peu française, j'avais honte de googliser comme d'autres ont honte de ratonner. D'où le chouette alibi de la laïcité, qu'en 1974, ils n'avaient pas encore trouvé.

 Alors j'ai rien dit, j'ai juste admiré, ce mec qui continuait sur internet à garder la bonne identité.Celle qui te permet de trouver des gens pour une voiture à louer. Juste pensé à l'intelligence infinie, à l'audace déplacée qu'il fallait en 1974, pour juste être Youssef K. dans une petite ville de province, et se débrouiller. Et pas en faire toute histoire, juste être un voleur de feu, usurper l'égalité. A la fin de tout ça, en tout cas, Joseph A. nous a couru après pour nous redonner le stylo qu'on avait oublié. 

 Le petit geste qui fait une histoire à raconter. Parce que le temps a passé, parce que les générations ont défilé, parce que je suis la 3ème et que j'ai hérité de Youssef K., le goût d'usurper l'égalité, et de l'école de la République, le stylo pour raconter. 

 Parce que ça se trouve Youssef K n'a jamais existé. Parce que ça se trouve, je ne suis qu'une menteuse qui avec un arrière goût de Kafka te fait culpabiliser. Parce que j'ai lu tes livres, tous les livres que tu fais semblant d'apprécier. Parce que les arabes condamnés, tu ne les vois pas, sauf si à Kafka où à Zola on te fait penser. Parce qu'il te faut de la petite histoire romancée, parce qu'on ne peut pas juste te raconter la Grande sans que tu bailles où que tu nous accuses de nous victimiser, d'être amers et de vouloir nous venger. 

Mais t'en fais pas Youssef K. a vraiment existé, cette histoire est vraiment arrivée. Comme les agressions de femmes voilées dont tant osent pourtant dire qu'elles sont inventées. Tant et tant de fois, l'histoire est arrivée et presque personne pour la raconter. D'ailleurs, la preuve est dans les rapports bien documentés, des centaines de milliers de Youssef K, discriminés qui ont bien dû se débrouiller pour ne pas être désintégrés. 

A la troisième génération, la désintégration, on l'a intégrée, on sait en jouer. Je te raconte pas l'histoire de Youssef K, pour te faire chialer. Si t'as lu jusque là, alors j'ai bien usurpé. Parce que mon propos c'était de finalement t'énerver , toi l'antiraciste prêt à avoir pitié uniquement si on reste à attendre sagement l'égalité, en étant bien contents de la larme que parfois t'as versée. 

 Tout ce que je voulais te faire passer, c'est que nous faire chier avec un maillot de bain, c'était juste gonflé, ridicule, méprisable et le sommet de la lâcheté. Depuis 74 que je l'attends l'égalité, depuis 74 que Youssef K a du se débrouiller, et toi tu voudrais nous faire croire que si on se met à poil tu vas nous la donner ? Et en bonus le droit de vote des étrangers, si on s'enfile quatre bouteilles de rosé en braillant « Vive la Laïcité » ? Je préfère ne pas, et continuer à usurper, mentir , voler l'égalité.

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