vendredi 24 juillet 2015

Quart d'heure Beyonce ( et France Gall ), viens pas m'emmerder.

Hiver 97-98: le coup du siècle pour ce que les médias appellent l'"ultra-gauche" ou les "radicaux du mouvement des chômeurs", c'est un cortège qui passe du France Gall, "Résiste" qu'elle dit , la variéteuse.

C'est juste exactement ce qu'il fallait à ce moment là. Ca casse tous les clichés sur les anarchistes masqués, les petits bourgeois violents qui ont infiltré le mouvement et pillent les supermarchés en entraînant avec eux des "vrais chômeurs", ceux qui se contenteraient bien gentiment d'un ou deux packs de lait en plus par mois, si des "irresponsables" ne leur mettaient pas des rêves de saumon fumé dans la tête.

Ca casse tellement les clichés, que le SO de la CGT stupéfié ne nous casse même pas en deux quand on prend la tête du cortège. On a osé plus populo que "Je rêvais d'un autre monde", dépassés sur toute la ligne. 

C'est vrai que cette chanson est géniale. Que les paroles disent exactement ce moment du mouvement où des centaines de milliers de précaires ont envie de rejoindre occupations et manifs, de s'inventer un autre avenir, et surtout un autre présent, d'être des combattants de la justice sociale et pas seulement des victimes moches sur lesquelles les médias consentent à s'apitoyer une fois de temps en temps. Un moment de magie pure, d'osmose aussi avec ces étudiants qui se font chier, ces fils de bourges qui se rêvent en Kropotkine , et qui font aussi la force de la  gauche radicale, après tout.

Mais ce sont eux qui ont proposé France Gall pour la manif , pas moi ou n'importe quel autre prolette du mouvement. Parce que nous, évidemment on n'aurait pas osé. Nous , les issuEs de la prétendue culturelle misère prolétaire, qui avons connu les étoiles filantes de la pensée radicale parce que notre génération compte pas mal d'étudiants aussi, on ne propose rien, culturellement parlant, on essaie juste de pas faire d'impairs. De capter ce qui est subversif ou pas, et de pas l'ouvrir trop vite pour se taper les sourires condescendants ou juste un peu gênés des camarades fils de profs de fac ou de cadres. On se casse la tête à savoir ce qui distingue la remarque brillante sur Debord, de la citation trop ressassée qui nous classerait dans le minable "néo-situ". On croyait qu'aimer Noir Désir et les avoir vus à l'Elysée Montmartre, c'était le top de l'underground....non, mais franchement, déjà quand ça joue à l'Elysée Montmartre, c'est dead. 

On s'abreuve d'infos pour imiter encore et toujours. Quels peintres, quelles musiques, quelles sapes, est-ce qu'il faut être pour le revenu ou pour la gratuité, aimer les graffitis , ou pas parce que ce serait démago. Ecouter Satie ou faire mine de rejeter la culture bourgeoise ? Avouer qu'on adore Monet, ou parler de la momification de la subversion qu'incarne le musée capitaliste ? Les jupes, c'est sexiste ou c'est la preuve qu'on kiffe notre corps et qu'on fucke le regard des mâles ? D'ailleurs faut se déclarer féministe OU anti-sexiste ?

Alors , on ne risquait pas de proposer France Gall pour la manif, bien qu'on soit super heureuses, que quelqu'un ait dit ce qu'on ressent au fond de nous, nous qui sommes devenues un peu cocos ou un peu anars en prenant très au sérieux , gamins, les envole moi de Jean Jacques Goldman et les provocs de Madonna. 

Ceux qui proposent, dans notre vague bouillonnante de radicaux, comme dans d'autres sphères intellectuelles et politiques, ce sont ceux qui sont issus des classes supérieures, culturellement parlant. Et souvent des mecs, mais pas toujours. Et très souvent, pas des issus de l'immigration, sauf UN ou UNE, mais pas plus.

Ils proposent parce que chez eux, c'est "naturel" de donner son avis, de l'imposer. Naturel de penser que son avis est le bon, que sa réflexion est solidement étayée, et son goût bien assuré. Naturel de penser qu'on est apte à créer et innover. Naturel de penser que leurs actes et leurs préférences culturelles ou politiques ont évidemment le sens qu'ils veulent leur donner. Que l'interprétation qu'en feront les contradicteurs éventuels est erronée et montre leur inintelligence ou leur ringardise. 

Ca s'appelle le capital culturel des classes supérieures , et ce n'est pas seulement une question de quantité des connaissances, mais de qualité. Eux savent trier, et se sentent "naturellement" aptes à décréter comment on trie, le subversif du snob, l'affecté du sincère, le vulgaire du provocant, le conformiste du génialement populaire. Le génie de la boite de conserves d'Andy et le pathétique du cube exposé à côté, ils savent. 

Eux ne voient rien que de très simple à décréter que Noir Désir, c'est de la merde et que France Gall, just now, c'est brillant. Parce qu'évidemment, le mois prochain, ou dans un "contexte " autre ce sera peut-être de la merde. 

Aujourd'hui il y  autre chose que le regard racisé sur les corps de femmes, dans les déclarations de Lou Doillon contre Beyoncé, alors qu'elle même a posé nue de nombreuses fois.

Ce même classisme ordinaire: celui qui valorise le nu artistique en noir en blanc, des expos dans les galeries, faits par des photographes haute couture, et commenté avec des mots poètes par des gens bien comme il faut. Le nu des actrices un peu art et d'essai, que prolos et prolettes ne connaissent pas.
Et puis il y a le nu des chanteuses pop ou rap, celles qui font des pubs pour le vernis ou le gloss l'Oréal, celles qui sont adulées par les mômettes des classes populaires, celles qui font les pages de Voici, plutôt que celles des Inrocks.
Ce nu là est forcément vulgaire et rabaissant, puisque c'est de la culture pour prolos. Tout comme les codes vestimentaires des filles de banlieue sont toujours censés être le symbole de leur abaissement et de leur soumission au sexisme ambiant...jusqu'au jour où ils sont repris par un "grand " créateur et où on les trouve alors, tellement, tellement beaux dans leur second degré provocateur.

Comme une vieille chanson de France Gall peut brusquement passer du rang de "musique à papa trop nulle" à " pop détournée de manière exquise". 

Je ne sais pas si Beyoncé ou Lou Doillon incarnent un féminisme quelconque , mais si la seconde est considérée comme plus radical chic que la première quand elle se fout à poil, c'est aussi parce que les hommes qui la regardent n'ont pas le même statut social que ceux qui regardent Beyoncé.
C'est aussi, parce que si tu as le capital culturel pour commenter un nu avec les mots qu'il faut, tu ne seras pas un gros porc mais un esthète.

C'est aussi que si tu es une femme issue d'un certain milieu socio-culturel, tu peux te mettre à poil de la bonne manière, ou du moins de celle qui parlera à certaines autres femmes du même milieu, dont les voix comptent.

A vrai dire, tu peux aussi, dans une certaine mesure, le faire si tu t'appelles Beyoncé, qui n'en a strictement rien à foutre de ce que Lou aura dit, parce qu'elle aussi, peut décréter son féminisme comme ça lui chante.

Et même, d'autres femmes féministes avec du capital culturel, à commencer par moi ( qui en ai bavé pour plus juste imiter timidement ), pourront aussi trouver les mots pour décréter que Lou est vraiment la dernière des pommes oppressives , que ses nichons ne sont pas plus classement féministes  que les nôtres dans les pages d'un magazine,  parce qu'ils sont retouchés en noir et blanc et pas assortis d'un sous-tiffe fluo. 

Mais en attendant, des millions de filles grandissent là où on t'apprend que c'est pas toi qui donnes le la. Que t'as pas la bonne manière d'être sexy ET féministe, que les people que tu kiffes sont juste horriblement merdiques , jusqu'au jour où ceux qui savent décideront qu'elles sont cool. 

Alors , Lou, elle énerve avec ses manière de fille qui sait depuis toute petite comment on est belle ET rebelle. C'est même pas de sa faute, à vrai dire, mais c'est pas de la nôtre non plus , si en tant que femmes issues de l'immigration ET de la banlieue pauvre, on doit pousser une bonne gueulante devant ses propos , et lui dire que si, toutes les fesses se valent, si on peut les défendre ensemble, elle ne peut pas décréter la bonne manière féministe de les montrer. Les nus qu'on peut admirer et les nus qu'on doit mépriser, comme par hasard ceux de nanas qui nous ressemblent, même si c'est du marketing bien pensé, cette ressemblance superficielle, dans la sape, où la manière de danser qu'on aimerait justement avoir.

On a toutes droit à notre quart d'heure France Gall ou Beyoncé, sans que quiconque puisse faire une histoire du nôtre en profitant du sien. 

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