dimanche 26 juillet 2015

Un ulcère dans le désert

Une petite pointe blanche cerclée de rouge, si peu visible sur le coin du pied, cela ressemble souvent à cela un ulcère, pas forcément la grosse plaie qu'on s'imagine. Mais en dessous de cette petite pointe blanche, le mal est souvent profond, et la douleur qu'il occasionne est sans commune mesure avec sa taille. 
Dans ce coin où le grand âge est partout, les ulcères aux pieds et aux jambes des femmes sont aussi communs que le persil dans les jardins. Un commun pas facile à montrer.

Et pourtant il faut, aux infirmières chaque matin et chaque soir, pour les pansements. Dénuder ce pied dont on a honte, parce qu'il est sec et rugueux, qu'on ne peut pas le  baigner , seulement tamponner pour le laver quand même un peu. Dénuder cette jambe , souvent abîmée par les problèmes de circulation qui ont créé l'ulcère. 

Les plus jeunes pensent que la honte du corps moche disparaît avec l'âge , chez la femme. C'est tellement faux, s'y ajoute simplement la honte créée par les impatiences de celles et ceux qui ne comprennent plus la pudeur , puisque pour eux, de toute façon, il n'y a plus rien de désirable à montrer. 

S'y ajoute, ici, le corps malmené, maltraité involontairement. Par des infirmières infiniment patientes et professionnelles, mais à qui manque le temps. Elles parcourent à trois un cercle de vingt cinq kilomètres de diamètre, peuplé de hameaux et d'ulcères, et de sang à prélever, et de mille autres pathologies accumulées. Qu'il y ait dix ou quarante ulcères à soigner en trois heures, personne ne les soignera à leur place. Il faut alors faire vite, et arracher un peu la compresse collée, ne pas s'attarder à refaire une bande de contention un peu trop serrée. Mais le "un peu" au fil de la journée de la patiente sera beaucoup de gêne, d'inconfort s'ajoutant à la douleur. 

Le sable du désert médical irrite les ulcères déjà à vif. Le médecin, qui court le même cercle et les mêmes hameaux passera quand il pourra. Peut-être quand la pharmacie sera déjà fermée, le nouveau traitement attendra le lendemain. Le lendemain c'est loin, car qui dit nouveau , dit espoir, d'avaler avant la nuit, un cachet qui peut-être permettra le sommeil.

Il faudrait faire des examens plus approfondis, étudier les veines de la jambes, et peut-être trouver le point à problème qui provoque l'ulcère et le guérir plus vite.

Mais il faudrait aller à l'hôpital.

Ici l'hôpital est loin, presque cent kilomètres. Pas de spécialistes de ville.

L'hôpital est loin et il fait peur parce qu'il est loin. L'hôpital est ce bâtiment du grave, où l'ambulance t'amène , parce qu'un voyage en voiture sur une distance aussi longue  aggraverait les maux de ton grand âge, t'amène et te laisse seule à mille lieux d'un chez toi où tu as peur de ne pas retourner. Puisque tu ne peux plus repartir seule, tu es persuadée qu'on pourra te forcer à y rester. A y mourir. 

Nous, les plus jeunes, faisons mine de nous exaspérer et de rire devant cette peur de la mort que suscite l'idée du voyage à l'hôpital pour un "simple" examen. Nous savons que nous avons tort au fond, car oui, à 80 où 90 ans, la mort est un probable toujours présent.

Si l'hôpital n'était pas dans une lointaine contrée, si le "simple" examen avait l'apparence du simple et non d'une inquiétante équipée dans un véhicule orné d'une non moins inquiétante croix rouge vers une ville inconnue, nous pourrions convaincre la personne de le faire avec nos rires et nos douceurs .

Mais le vent qui hurle sur les déserts médicaux accroit l'angoisse des vieilles femmes et lorsque l'angoisse prend le contrôle, elle est ce Non à tout, qu'on dit acariâtre. Un mal aquariastre autrefois était un mal qui rendait fou. Un ulcère mal soigné, donc.

Alors des avancées de la science médicale, elles ne profitent guère, les femmes d'ici. Restent les soins infirmiers, et les prières pour que cela ne s'aggrave pas. Car il arrive bien sûr que les examens refusés et non faits aboutissent à un problème non-détecté qui aboutit à une hospitalisation en urgence.

Une femme, dans un hameau voisin,  a fini par avoir les doigts des pieds amputés, la circulation s'est définitivement bloquée, les plaies sur les jambes étaient le symptôme d'un autre mal. Mais après l'opération, folle de peur dans l'hôpital excentré, bien trop loin pour être visitée par ses amis, elle n'a pas suivi les soins jusqu'au bout, a signé une décharge pour être ramenée chez elle. 

Ses jambes sont fichues, maintenant, et les infirmières souffrent de ne pouvoir qu'atténuer la souffrance. 

Nous sommes en bonne santé, nous ne faisons pas attention à ces petits points blancs sur nos cartes, là où autrefois, il y avait un hôpital, un dermato, un rhumato, un radiologue. Ils créent pourtant un mal social en profondeur, un ulcère qui ronge les vies en toute discrétion, qui condamne des femmes à n'être que des corps en déshérence,  perclues de douleurs laides .

A ma grand-mère , à sa doctoresse, aux infirmières, à la vieille femme qui m'attend dans un miroir futur. 

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